La Cour des comptes condamne des fonctionnaires de l’AgroParisTech et des Domaines pour la vente du mobilier du château de Grignon !

Fauteuils estampillés Jean-Baptiste Sené (1748 - 1803) des collections du château de Grignon affectées à l’AgroParisTech. Photo de gauche : vente des domaines du 15 juin 2022 (lot 309) où le mobilier était considéré comme "de style" Louis XVI. Photo de droite : l’un des fauteuils après dégarnissage et découverte de l’estampille. Collection privée, Angleterre.

Mise au jour du scandale des meubles de Grignon

Nous révélions, dans un tweet du 28 octobre 2022, la remise en vente à l’hôtel Drouot d’une partie du mobilier historique du château de Grignon. A cette occasion, un amateur anglais nous informait avoir acquis dans une vente des domaines du 15 juin 2022 un mobilier presque complet estampillé par le menuisier Jean-Baptiste Sené (Me en 1769, mort en 1803) provenant également de Grignon. Amoureux de la France et de son patrimoine, il proposait de ne conserver que l’usufruit de son achat (l’arrêt de la Cour des comptes précise d’ailleurs que "l’acquéreur n’a pas accepté la proposition d’indemnisation réalisée par le Mobilier national, souhaitant en conserver l’usufruit à vie [mais que] Cette demande n’est pas jugée acceptable par le Mobilier national").

Il ne nous restait plus qu’à élucider la provenance ancienne des sièges, ce qui fut fait dans un article mis en ligne le 28 novembre 2022 sur notre site internet.

Le 29 novembre 2022, La Tribune de l’Art, reprenant ces éléments, publiait un article complet sur cette incroyable braderie de notre patrimoine par l’Etat.

Saisine de la Cour des comptes

Le 22 février 2023, le Procureur général près la Cour des comptes a saisi la Cour en vue de l’ouverture d’une instruction contentieuse sur l’affaire de la vente du mobilier de Grignon. Une première selon son communiqué.

Sites & Monuments a été entendue comme témoin devant la Cour en audience publique le 27 novembre 2024 en compagnie de La Tribune de l’Art.

Le 19 décembre 2024, la Cour des comptes, évaluant le préjudice financier de l’Etat à près de 220 000 euros, rendait un arrêt (voir sur le site de la Cour et sur Légifrance) condamnant deux fonctionnaires de l’AgroParisTech et deux fonctionnaires de la Direction nationale d’interventions domaniales (DNID) dans ce dossier.

Le communiqué de la Cour des comptes précise qu’il était reproché par le Procureur général à la directrice générale adjointe de l’établissement public AgroParisTech, au directeur du site de Grignon, à la responsable de la division réseau de ventes de la direction nationale des interventions domaniales et à une commissaire aux ventes au sein de cette même direction "d’avoir vendu des meubles entreposés à Grignon en méconnaissance des règles applicables à la gestion de biens d’intérêt historique et culturel de l’État, en particulier au regard du principe essentiel d’inaliénabilité, protecteur des biens appartenant au domaine public."

Absence de déclassement du domaine public et de saisine du Mobilier national

La Cour constate tout d’abord "qu’aucune décision de déclassement n’a été prise pour permettre la vente des 40 lots visés par la décision de renvoi. Par suite, l’exigence prévue par l’article L. 115-1 du code du patrimoine a été méconnue."

La consultation obligatoire du Mobilier national par l’administration remettante avant la mise en vente par les Domaines ne fut pas plus respectée. Ainsi, selon l’article D. 113-16 du code du patrimoine, « Sont confiés au Mobilier national : [...] La vérification des propositions de versement à l’administration des domaines des meubles et objets mobiliers appartenant à des administrations de l’Etat. La remise à l’administration des domaines des objets mobiliers de toute nature par les services publics est subordonnée au visa préalable du président du Mobilier national attestant qu’aucun d’eux ne présente un intérêt public du point de vue de l’histoire ou de l’art ; dans le cas contraire, les objets sont remis, contre décharge régulière, au Mobilier national et inscrits par celui-ci à son inventaire ». La Cour précise pourtant que "les agents d’AgroParisTech ont [...] été informés par la DNID [direction nationale d’interventions domaniales] de cette obligation et ce service leur a transmis le formulaire permettant de signaler un bien au Mobilier national."

Condamnations prononcées à l’encontre de quatre fonctionnaires

La Cour des comptes "a jugé que l’ensemble des manquements constatés et imputables aux personnes renvoyées était constitutif d’une faute grave au sens de l’article L. 131-9 du code des juridictions financières. Elle a évalué le préjudice financier à près de 220 000 € et estimé que ce préjudice était significatif au regard des périmètres financiers pertinents pour chacune des personnes renvoyées."

En conséquence, la Cour a prononcé une amende de 4 000 € à l’encontre du directeur du centre de Grignon à l’époque des faits, une amende de 5 000 € à l’encontre de la directrice générale adjointe d’AgroParisTech et des amendes de 3 000 € à l’encontre des agents du service des Domaines ayant procédé à la vente.

Elle a également décidé de la publication de l’arrêt au Journal officiel, ce qui fut fait le 3 janvier 2025.

Le Mobilier national, s’il avait été sollicité, aurait conservé quarante des lots de la vente

Nous apprenons, grâce aux attendus de cette décision, issus de l’enquête menée par la Cour des comptes que "Le président du Mobilier national, dans ses réponses du 13 avril 2023 et des 3 et 14 novembre 2023, a fait valoir qu’il aurait refusé [s’il avait été sollicité comme le voulait la procédure par l’AgroParisTech] la vente [d’un] ensemble de lots, les 20 premiers compte tenu de leur ancienneté, 15 autres lots étant de « qualité suffisante pour être replacés dans le cadre de remeublements historiques » et les 5 autres pour servir sa mission d’ameublement des administrations."

Volonté de l’AgroParisTech de se soustraire aux obligations protégeant notre patrimoine mobilier

La décision nous apprend que des alertes internes ont été négligées au sein de l’AgroParisTech : "le 29 janvier 2018, Mme U., responsable des collections du musée du vivant, a contacté le Mobilier national, « de la part de la direction générale d’AgroParisTech », en relevant qu’il « semble fortement possible qu’aient été déposés au cours du XIXe siècle du mobilier national (certainement en plus importante quantité à Grignon qu’à Paris) », et demandant à ce qu’elle soit informée « quant à une potentielle démarche à suivre afin d’identifier les éventuelles collections du mobilier national au sein d’AgroParisTech. ». Si le Mobilier national lui a proposé en retour, le 31 janvier 2018, d’organiser une inspection de repérage au sein de l’école, lui demandant si des marques, au pochoir, sur les meubles anciens avaient été constatées, cette proposition, transmise notamment à Mme A [directrice générale adjointe de l’établissement public AgroParisTech], n’a pas eu de suite."

L’arrêt précise que la crainte de devoir assumer le coût de restauration des œuvres a notamment incité l’AgroParisTech a ne pas se rapprocher des administrations compétentes : "De plus, les 8 et 9 décembre 2020, dans un échange de courriels portant sur le patrimoine culturel à prendre en compte dans le cadre du déménagement de Grignon à Palaiseau, M. Y [directeur du centre de Grignon] a fait valoir qu’aucun meuble ne porte de marque ou de référence d’inventaire du Mobilier national, rappelant l’état du mobilier et le coût de restauration des pièces à la charge de l’administration remettante. Il conclut sur l’intérêt du sujet et propose, si la direction le souhaite, de se pencher sur le sujet ou de contacter France Domaines Yvelines. En réponse le 9 décembre 2020, Mme A [directrice générale adjointe de l’établissement public AgroParisTech] a indiqué qu’elle ne souhaiterait pas se lancer dans cette démarche « très hypothétique et sans doute coûteuse ».

Le service des domaines a pourtant rappelé à l’AgroParisTech ses obligations en matière de saisine du Mobilier national : "De plus, Mme H. [assistante de vente à la DNID] a adressé le 1er décembre 2021 à M. Y [directeur du centre de Grignon], avec copies notamment à Mmes X et Z, un courriel résumant les étapes de la vente et précisant qu’il appartiendra à M. Y [directeur du centre de Grignon] de leur « signaler les biens en attente d’une réponse du Mobilier national ou du Ministère de la culture ». Le même jour, la DNID a adressé à AgroParisTech le formulaire pour contacter le Mobilier national. L’absence de réaction des agents d’AgroParisTech face à cette obligation, pourtant plusieurs fois mentionnée, est constitutive d’une faute grave."

Les débats devant la Cour révélaient, en outre, que le directeur du centre de Grignon - qui avait eu un rôle d’alerte auprès de sa hiérarchie - a emporté aux enchères une table ancienne du mobilier de Grignon cédée par les Domaines pour quelques dizaines d’euros, celle-ci n’ayant cependant semble-t-il pas d’intérêt patrimonial.

Faute de l’administration des Domaines dans la valorisation des biens vendus

La Cour des comptes considère que l’administration des Domaines est elle-même fautive en n’ayant pas fait expertiser les meubles mis en vente (ce qui aurait probablement conduit à leur conservation par l’Etat) : "en 2019, M. Y [directeur du centre de Grignon] a réalisé un premier examen du mobilier, tentant de le qualifier et d’en préciser l’époque, et laissant de nombreux points d’interrogation et remarques en rouge témoignant de ses doutes en la matière. Cette évaluation a été transmise à la DNID [direction nationale d’interventions domaniales] pour préparer le catalogue de la vente. Lors de l’établissement de ce catalogue, cette même question a été débattue entre Mmes B. et H., la qualification de certains meubles comme « d’époque » emportant un prix plus élevé mais supposant alors que la DNID s’engage sur leur authenticité. Ces échanges ont conduit à requalifier certains meubles, initialement considérés comme « d’époque », en « de style ». Ainsi, alors qu’ils en avaient la faculté, en s’abstenant de recourir à une expertise pour certains des meubles mis en vente, les agents de la DNID n’ont pas mis tout en œuvre pour les valoriser au plus juste."

L’aubaine de l’allègement de la responsabilité des gestionnaires publics en 2022

Nous apprenons, incidemment, à la lecture de l’arrêt de la Cour, que la responsabilité des gestionnaires publics a été beaucoup allégée en application de la loi n° 2021-1900 du 30 décembre 2021 de finances pour 2022 (article 168, I, 1° et 4°), habilitant le gouvernement à prendre l’ordonnance n° 2022-408 du 23 mars 2022 relative au régime de responsabilité financière des gestionnaires publics (article 3). Ainsi, la responsabilité des fonctionnaires est désormais limitée par l’obligation de démontrer une "faute grave" ayant causé un "préjudice financier significatif" à l’administration (voir nouvel article L. 131-9 du code des juridictions financières) et plafonnée à six mois de rémunération annuelle (voir nouvel article L. 131-16 du code des juridictions financières). Auparavant, les même fautes pouvaient être sanctionnées d’une amende pouvant atteindre le montant du salaire brut annuel (voir ancien article L. 313-1 du code des juridictions financières).

D’où le caractère symbolique des condamnations au regard de l’importance du préjudice.

Les quatre fonctionnaires condamnés peuvent faire appel de cet arrêt devant la Cour d’appel financière dans les deux mois de sa notification.

Julien Lacaze, président de Sites & Monuments

Lire l’arrêt de la cour des comptes du 19 décembre 2024
Consulter la publication de l’arrêt au Journal Officiel du 3 janvier 2025