Une étude visant à « rationaliser » la portée des phares met en danger le feu du célèbre Créac’h. Ce phare est aujourd’hui l’un des plus puissants du monde. Il permet aux marins une entrée plus sûre dans la Manche, c’est le guide du rail d’Ouessant, l’une des autoroutes maritimes les plus fréquentées de la planète : il a sauvé bien des vies. C’est également une partie essentielle de l’identité d’Ouessant, ses rayures noires et blanches et ses huit faisceaux sont l’un des symboles de l’île, visible parfois par temps clair, dit-on, depuis les Cornouailles britanniques. Classé monument historique depuis 2011 « en totalité », il est néanmoins en danger.
Un Phare historique
Les abords d’Ouessant sont parmi les plus dangereux au monde. Des centaines, voire des milliers de naufrages se sont produits au fil des millénaires dans les parages de l’île. La peur de naviguer aux alentours était si grande que les marins bretons ont ce proverbe, selon François René de Chateaubriand : « Qui voit Ouessant, voit son sang » ; on raconte aussi que les marins récitaient leurs prières lorsqu’ils doublaient l’île, « Veillez sur moi, Notre Dame d’Auray, dans ce mauvais passage car mon navire est bien petit et la mer de Dieu bien grande », dit un vieux pilote dans les « Drames Maritimes du XVIIe siècle » d’Eugène Sue.
Au XIXe siècle, le danger est si grand que la Commission des phares décide de créer une véritable ceinture de lumière, afin de limiter les naufrages autour de l’île d’Ouessant et que le conseil municipal sollicite en 1857 la construction d’un second phare. Il fallait prévenir les dangers de l’écueil de la Jument. Il existait déjà un phare à l’est de l’île, celui du Stiff, qui avait été construit par Vauban et allumé en 1699, mais il ne suffisait pas. L’ingénieur Maitrot de Varennes signe l’avant-projet de construction en 1859. L’ouvrage tronconique, construit sur un soubassement en pierres de taille de granit de Kersanton, bénéficie des perfectionnements apportés aux appareils lenticulaires de Fresnel. Le phare du Créac’h, « promontoire » en breton, a été donc mis en service en 1863. Très vite, en 1867, il est doté d’une trompette sonore à air comprimé, pour le rendre efficace par temps de brouillard. Électrifié en 1888, doté d’un feu-éclair en 1901, il est constamment amélioré, jusqu’à devenir, en 1939, le phare le plus puissant du monde, dont le faisceau peut transpercer la brume. En 1971, il est équipé de lampes au xénon et automatisé en 1988. Il abrite aujourd’hui, dans l’ancienne centrale électrique, le musée des phares et balises [1].
Sentinelle de la mer d’Iroise, il est placé à un endroit stratégique, à 24 milles du rail d’Ouessant, là où se croisent les bateaux du monde entier, qui veulent accéder au nord et au sud de l’Europe. Il protège les marins des très nombreux écueils et récifs, de très forts courants entourant Ouessant, notamment le Fromveur qui passe au sud-est de l’île, la séparant de l’archipel de Molène, et le Fromrust, au nord-ouest. On ne peut s’y aventurer et espérer en réchapper que si on les connaît parfaitement.
Un phare moderne et unique en son genre
Les parages sont si dangereux que la lanterne a été dotée des lentilles les plus performantes, les plus visibles des marins en difficulté. C’est en effet un phare à faisceaux tournants avec une portée de 32 milles (plus de 50 kilomètres). Le feu est constitué d’une optique de Fresnel double qui flotte sur un bain de mercure de 1500 kg pour limiter les frottements. La disposition de ses quatre lentilles sur deux niveaux est unique en son genre. La lampe émet deux éclats blancs toutes les 10 secondes ; en cas de panne, le dispositif fonctionne grâce à un groupe électrogène. Un puissant radio-phare et une corne de brume portant à 18 km complétaient son équipement, même si cette dernière n’a pas été réparée lors de la dernière panne [2]
Le phare du Créac’h a été classé « en totalité » (en particulier, les éléments constitutifs et techniques, la tour et la lanterne) au titre des monuments historiques par arrêté du 23 mai 2011, la notice précisant que « le phare est doté d’une nouvelle lanterne présentée à l’Exposition Universelle de Paris en 1937, qui en fait alors le plus puissant au monde » (rubrique description historique).
L’identité du Créac’h : son feu
Ces huit faisceaux remarquables, conséquence des deux niveaux de l’optique de Fresnel, apparaissent dans le ciel d’Ouessant, même par temps de brume, ce qui est très fréquent à cet endroit. Uniques au monde, ils attirent l’œil des photographes et des artistes. Ils sont si caractéristiques qu’ils sont devenus l’identité du phare, et même de l’île. Pour preuve, le nombre de cartes postales représentant, depuis les années 50, les faisceaux distinctifs du phare. La Poste a en outre choisi, dans sa seconde série de timbres sur les phares, de représenter le Créac’h avec son feu si particulier. Le phare et ses faisceaux constituent l’identité de l’île [3]
Une grave menace pour le phare et son feu
Le mardi 7 janvier 2025, la préfecture du Finistère a reconnu que des travaux sont prévus sur le phare de Créac’h, à Ouessant, pour en retirer le mercure et l’adapter à la « navigation d’aujourd’hui » [4]. Elle affirme que, dans le cadre d’une convention internationale, le toxique mercure doit être retiré des phares qui en contiennent, dont celui de Créac’h (1863) à Ouessant, « d’ici 2030 ». De fait, il existe bien un accord international, la convention de Minamata sur le mercure, conclu sous l’égide du Programme des Nations Unies pour l’environnement, qui vise à protéger la santé humaine et l’environnement contre ses effets néfastes. Elle a été adoptée à Kumamoto au Japon le 10 octobre 2013 [5]. Ratifiée par la France en juin 2017, la convention prévoit certes l’interdiction du mercure dans les cosmétiques, dans toute sorte d’instruments et de réduire les émissions et les rejets de mercure dans un contexte industriel. Elle n’évoque pas le mercure des phares dont l’usage est en quantité contingentée et en milieu clos et précise que les éléments de sécurité publique sont exclus de son champ d’application.
En effet, l’article 4 de la convention de Minamata prévoit que "1. Chaque Partie fait en sorte, en prenant des mesures appropriées, qu’aucun des produits contenant du mercure ajouté figurant dans la première partie de l’Annexe A ne soit fabriqué, importé ou exporté après la date d’abandon définitif fixée pour ces produits, sauf en cas d’exclusion spécifiée à l’Annexe A". Or, cette annexe A prévoit que "Les produits ci-après sont exclus de la présente Annexe : a) [les] Produits essentiels à des fins militaires et de protection civile ;" catégorie à laquelle appartiennent évidemment les phares.
Le remplacement de l’optique de Fresnel par un feu industriel, outre occasionner des dépenses considérables, mutilerait le feu existant, objet historique présenté à Paris lors de l’exposition universelle de 1937, qui est toujours en fonction et d’une efficacité toujours aussi opérationnelle. Supprimer une partie du haut des lentilles et occulter la partie basse du premier étage, permettrait certes d’installer une lumière, mais condamnerait également la totalité de la lentille à une immobilité définitive : la solution industrielle ne pourra pas reproduire le signal de huit rayons à rotation lente qui crée l’identité du Créac’h. Ce serait la fin des huit faisceaux caractéristiques. De plus, le feu industriel a une portée réduite qui déclasserait le phare. De « feu de grand atterrissage », il deviendrait un « feu secondaire d’atterrissage ». Sa portée serait réduite à 19 milles par temps clair et, en raison des limites de la technologie des feux industriels, à seulement 2 milles en temps de brume [6]. Ce phare, qui allumé par nécessité, a suivi toute l’évolution des optiques, serait transformé en lampadaire !
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Le danger que constitue un phare de second ordre dans un endroit si périlleux, en particulier pour ceux qui n’ont pas un équipement de pointe ou lorsque celui-ci est en panne, semble évident. De fait, ce projet transforme le Créac’h en un simple secours du Stiff. Contre toute logique et sous couvert de modernité, Ouessant se retrouverait dans une configuration bien proche de celle de 1699. Cela revient à nier plus de 150 ans d’histoire de drames et de sauvetages en mer d’Iroise. Ce projet paraît d’autant plus incohérent que l’on est en train de rénover le musée des Phares et Balises célébrant en premier lieu la puissance apportée par les lentilles de Fresnel (dont le bicentenaire a été l’occasion d’éditer une carte postale) et qui se trouve au pied même de celui que l’on veut déclasser.
Le danger ultime est l’extinction pure et simple du phare. Car si l’on diminue drastiquement la puissance de son feu, l’on pourra dans quelques années annoncer qu’il n’a plus grande utilité, qu’il n’est plus rentable et doit être éteint.
Le projet avance dans une opacité certaine. Les Ouessantins, inquiets, ont constaté le démontage de certains éléments du phare : il semblerait que le groupe électrogène ait été enlevé récemment, sans que personne ne soit prévenu, ni informé. Certains, parmi lesquels se trouvent des marins, se demandent si le phare pourra jouer son rôle en cas de panne d’électricité. Il est déjà resté éteint une nuit entière le 20 octobre 2024 [7]
Une réaction instinctive de rejet
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Les habitants d’Ouessant ont réagi rapidement et se sont mobilisés dès les premières menaces sur leur phare emblématique. Déclasser ce phare - du moins du point de vue de la navigation - leur semble d’autant plus insupportable qu’ils sont particulièrement proches des dangers et des inquiétudes en rapport avec l’océan : depuis le XIXe siècle, l’essentiel des hommes de l’île était marin, embarquait donc régulièrement et ils ont laissé une culture maritime vivace : les retraités de la mer sont très nombreux parmi les insulaires. Pour les Îliens et les gens de mer, en attaquant le Créac’h, on s’attaque à Ouessant : c’est encore le phare le plus puissant d’Europe, celui qui symbolise l’île ; ce qui explique une réaction plus vive que pour tous les autres phares en cours de « modernisation », y compris La Jument et Kéréon. Comme le dit si bien Thomas Guénolé dans Marianne, « on toucherait de cette manière à l’un des symboles de la Bretagne, ainsi qu’à la fierté des Ouessantins et de tous les marins » [8].
L’association Ouessant Vent de bout’ créée par des insulaires et dont la page Facebook est suivie par plus de 1 600 followers, a donné l’alarme, joue le rôle de vigie et entretient de manière active la contestation. La pétition à leur initiative, mise en ligne le 30 décembre 2024, comprenait déjà plus de 7 500 signatures le 7 janvier et actuellement plus de 18 600 alors qu’Ouessant ne compte que 850 habitants ! Le phénomène prend une telle ampleur sur les réseaux que Le Télégramme a fait parler le phare sur sa page Facebook. Plus concrètement, les Ouessantins ont été les premiers à signer la pétition. Une manifestation spontanée a eu lieu pour soutenir les marins présents à la commission nautique [9].
De son côté, soucieuse de la sécurité maritime, la municipalité d’Ouessant a montré son opposition au projet de modernisation du phare. Elle refuse d’assumer « le risque qu’une catastrophe maritime survienne » et déclare attendre « qu’une machine pouvant supporter le système actuel soit fabriquée et installée. » [10]
Le 17 janvier dernier a eu lieu une commission nautique locale qui suscite une polémique. Organisée « dans la précipitation », selon la municipalité d’Ouessant, il n’y avait aucun représentant de certains usagers des passes comme la Brittany Ferries ou la compagnie Pen-ar-Bed qui assure la liaison de l’île avec le continent. Certains marins de Brest (sur les sept membres, seuls deux étaient habitués de ces eaux) ont voté pour, mais les Ouessantins, les sauveteurs en mer de la SNSM et les plaisanciers ont voté contre. [11]
Partout s’expriment des doutes voire des incompréhensions. Étrangement, même sur le site de la Dirm Namo (Direction Interrégionale Mer du Nord Atlantique Manche Ouest) qui est à l’œuvre dans le projet de transformation du phare, l’on reconnaît explicitement que les phares sont exclus du champ d’application de cette convention en tant qu’élément de sécurité maritime. Sur le site du Ministère de la Transition écologique, de la Biodiversité, de la Forêt, de la Mer et de la Pêche, la Dirm Namo envisage l’exclusion « du champ d’application de la convention [de Minamata] au titre de la sécurité maritime », en illustrant ceci par une photo de la cuve du Créac’h. Le grand navigateur et double détenteur du Trophée Jules Verne, Jacques Caraës, montre le caractère fondamental de ce phare assurément irremplaçable. Selon lui, c’est bien plus qu’un simple repère : « après un tour du monde sans escale, apercevoir le faisceau du Créac’h est une délivrance. C’est un aimant, un guide. Son intensité lumineuse balaye nos visages fatigués, nous ramenant à la sécurité et à la terre après 48 jours en mer » [12]. Michel Cousquer, responsable de l’activité sécurité maritime au Cerema (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement), rappelle que « le patrimoine, ce n’est pas que l’ouvrage. C’est aussi le signal lumineux, le faisceau, la rotation et la présence de ces lentilles qui ont aussi toute une valeur patrimoniale » [13]. C’est peut-être Christian Dubet, éclairagiste de scène pour le célèbre metteur en scène Olivier Py, fils de gardien de phare et originaire d’Ouessant, qui exprime le plus simplement l’incompréhension unanime : « Déclasser le Créac’h, c’est lui arracher ses galons après plus de 160 années de service. Même à l’ère du GPS, un marin préfère toujours s’appuyer sur un phare visible de loin. Que faire en cas de panne électronique ou de brouillage des signaux ? » [14].
Cette décision zélée et très rapide semble pour le moins prématurée : un empressement borné a précédé une convention, qui n’évoque à aucun moment les phares et la sécurité maritime dont ils sont les garants. N’est-elle pas en train de créer une situation dangereuse et dégradante pour le Créac’h ? C’est ce qui ressort de la plupart des observations des Ouessantins comme des gens de mer qui s’expriment.
Pour conclure
Le phare du Créac’h est un monument classé mis en danger ; la sécurité dans un des endroits les plus dangereux d’Europe est négligée et l’on mutile à grand frais l’identité lumineuse d’un phare totalement classé. Cette transformation contribuerait en à augmenter les risques pour la sécurité maritime, surtout en mer d’Iroise, dans une région qui a déjà connu trop de naufrages et de catastrophes écologiques : rappelons ici les marées noires et les heures sombres vécues par la Bretagne occidentale : le Torrey Canyon en 1967, l’Olympic Bravery et le Bohlen en 1976, l’Amoco Cadiz en 1978, le Gino en 1979, le Tanio en 1980, l’Erika en 1999.
Sans sa lumière et son optique, le phare perd sa raison d’être et devient une coquille vide. Le Créac’h apparaîtrait ainsi comme le symbole des phares de France en danger et abandonnés à eux-mêmes. Paradoxalement, la présence du musée des Phares et Balises à son pied deviendrait alors dérisoire, voire grotesque. Comment peut-on déposer un élément en bon état dans un édifice classé pour le remplacer par un élément contemporain, surtout si la nature du monument s’en trouve changée ? Que décidera la DRAC de Bretagne, qui doit se prononcer, puisque le phare est classé en totalité, avec son mécanisme ?
Sophie Grosjean-Agnes
Frédéric Hérembert, délégué Sites & Monuments pour le Finistère
Pour signer la pétition