Les grilles de l’hôtel de Lauzun, créées pour Louis Pichon vers 1910, retirées par la ville de Paris de ce monument historique vers 2013 avec l’accord de la DRAC, puis vendues en 2018, sont, contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, toujours classées au titre des monuments historiques et quasi inaliénables !
Des grilles bradées par la mairie de Paris fin 2018 aujourd’hui revendues par un particulier
Cette vente a été faite le 11 décembre 2018 par la ville de Paris sur le site agorastore.fr sous l’intitulé « Biens culturels - Lot de quatre portes doubles en ferronnerie de l’hôtel de Lauzun (Paris - île St Louis) » (voir ici).
La vente a donc été faite en pleine connaissance de cause par la municipalité, l’un de ses agents répondant d’ailleurs ceci à la question d’un internaute intéressé : « Bonjour. J’ai réussi à obtenir deux photos supplémentaires que j’ai rajouté qui confirment que les portes sont identiques à celles restées en place. [...] Mes réponses à vos questions : « Il y a t-il de la décoration en laiton sur la partie voûté des portes comme celle encore en place ? » Oui (voir nouvelle photo). « J’ai bon chercher sur internet photo et vidéo mais on ne voit pas les portes en question ! » Quelques photos sont disponibles sur internet en entrant « hôtel de Lauzun » dans le champ de recherche de n’importe quel moteur de recherche. » L’agent chargé des ventes explique par ailleurs : « Comme précisé dans l’annonce, il n’y a pas de visite possible. En revanche, Internet regorge abondamment de photographies et autres vidéos sur l’hôtel de Lauzun. Désolé. Bonne soirée. »
Enfin, à la question « Une fois vendu les portes seront remplacer par quoi », il était répondu : « Bonjour. Aucune idée. » Les grilles avaient en réalité déjà été remplacées - à l’exception de deux d’entre elles maintenues à titre de témoignage - par des volets en bois dissimulant des portes-fenêtres de la plus vilaine facture, rendues nécessaires par l’installation de l’Institut d’études avancées (IEA) en 2012-2013, actuel affectataire des lieux (voir ici).
Mises à prix pour 4 673 euros et ne faisant l’objet de l’intérêt que d’un seul enchérisseur, elles ont été en définitive adjugées pour 4 672,90 euros TTC (frais de 14,4 % compris).
Proposées une première fois sans succès chez Me Aguttes à Neuilly le 23 mai 2019 (lots 192 à 196), sur une estimation de 3000 - 5000 euros et de 8000 - 12 000 euros pour les quatre plus grandes (voir ici), elles seront à nouveau vendues le 18 mai 2021 en 5 lots (lots 281 à 285), par l’entremise de la SVV Lucien Paris. La première grille, plus simple, est estimée de 3000 à 3200 euros, chacune des quatre suivantes étant estimée de 12 000 à 12 500 euros, soit, pour l’ensemble, entre 51 000 et 53 200 euros, avec faculté de réunion. Le commissaire-priseur précise : « Ces grilles ne sont pas classées monuments historiques. » (voir ici).
Des grilles classées au titre des monuments historiques "par incorporation"
Les grilles, venues enrichir l’hôtel quelques années après son classement par arrêté du 12 février 1906 (voir ici), sont devenues « monument historique par incorporation », comme le sont par exemple, selon une doctrine administrative fermement établie - bien que n’ayant jamais été soumise au juge - les vitraux contemporains réalisés pour un monument classé. Cette pratique constante du service des Monuments Historiques ne couvre naturellement pas les éléments sériels et dépourvus d’ornementation des monuments (tuiles, ardoises, briques ou pierres remplacées par exemple).
Leur classement a d’ailleurs, avec le passage du temps, acquis tout son sens. Les interprétations du monument réalisées pour sa restauration autour de 1910 constituent, comme le montre la recherche actuelle, le dernier état historique valable de l’hôtel. Ainsi, un ouvrage collectif paru en mai 2021, intitulé Grandeur et déclin d’un hôtel parisien. L’hôtel de Lauzun et ses propriétaires au XVIIe siècle (voir ici), montre l’intérêt des adjonctions du début du XXe siècle.
Alexandre Gady, dans sa contribution intitulée « L’hôtel de Lauzun : de l’architecture au patrimoine », explique ainsi que les travaux ont été commandés par Louis Pichon (1873-1933), officier de cavalerie qui avait grandi dans l’hôtel, alors propriété de son grand-père, le baron Jérôme Pichon (1812-1896), fameux bibliophile. En 1905, il rachète l’hôtel cédé en 1899 par son grand-père à la ville de Paris, pour lui revendre finalement en 1928... Les travaux furent confiés dans cet intervalle à « l’architecte en chef des monuments historiques Just Lisch (1828-1910) qui, trop âgé, recommande un de ses anciens collaborateurs, Georges Quiédeville. Né en 1862 à Sartrouville ». Celui-ci « a travaillé au château de Vaux-le-Vicomte pour E. Sommier, et il en tire une familiarité avec les décors du Grand Siècle, qu’il qualifie de "plus belle époque de l’art français". Cultivé et curieux, il a laissé des notes de ses travaux et observations, source très précieuse pour comprendre sa démarche et suivre le chantier. »
Il enrichit ainsi les façades de l’hôtel de descentes de gouttière en fonte dorée à motifs delphinaux - faisant aujourd’hui figure de symboles de l’hôtel - ou la porte du grand escalier de lanternes conçues dans le même esprit, également toujours en place. Alexandre Gady note que, « Suivant le goût de l’époque, on n’hésite pas à embellir, comme le montrent les deux petites lucarnes feintes en maçonnerie qui sont ajoutées sur le comble de la façade nord ou le traitement des anciennes remises et les écuries, qui avaient conservées les portes en bois : elles sont désormais fermées par des grilles de fer forgé noir et or, inspirées de celles de Delobel pour Versailles. »
Ce travail historiciste d’embellissement des façades de l’hôtel est indissociable des restaurations lourdes des intérieurs réalisées à la même époque, qui ont été conservées depuis. Ainsi, l’architecte Quiédeville, « associé au décorateur Charles Lameire (1832-1910), élève de Denuelle et fameux pour ses décors officiels sous la IIIe République », détruisit notamment la bibliothèque de Jérôme Pichon pour recréer le volume original de la grande salle...
L’auteur en conclut que « Découvertes, restaurations, extrapolations et restitutions « à la manière de » agissent par enchaînement, se renforçant successivement. Lauzun raconte donc une double histoire du goût, conservant intact son pouvoir de séduction. »
Ainsi, la suppression des grilles a surtout eu pour effet de désaccorder un monument qui, qu’on le veuille ou non, est aussi le reflet du goût du début du XXe siècle...
Il aurait été prudent d’assurer une réversibilité aux dérestaurations intervenues en 2013 en conservant les grilles réalisées pour le baron Louis Pichon afin de pourvoir éventuellement les remettre en place si l’Institut d’études avancées venait à quitter l’hôtel.
Des grilles aujourd’hui classées au titre des objets mobiliers
Aujourd’hui détachées de l’immeuble, les grilles de l’hôtel de Lauzun sont devenues des meubles classés au titre des monuments historiques. L’article L. 622-1 du code du patrimoine prévoit en effet que « Les effets du classement prévus dans la présente section s’appliquent aux biens devenus meubles par suite de leur détachement d’immeubles classés [...], ainsi qu’aux immeubles par destination classés qui sont redevenus meubles. »
Une aliénation soumise à conditions et limitée à la sphère publique
Demeure la question de l’aliénation des grilles, sur laquelle leur classement au titre des monuments historiques influe. L’article L. 622-14 du code du patrimoine dispose ainsi que « Les objets classés au titre des monuments historiques appartenant à une collectivité territoriale [...] ne peuvent être aliénés qu’avec l’accord de l’autorité administrative et dans les formes prévues par les lois et règlements. La propriété ne peut en être transférée qu’à l’État, à une personne publique ou à un établissement d’utilité publique. »
Aux termes de l’article R. 622-28 du code du patrimoine, cet accord est délivré par le préfet de région (DRAC), à qui une déclaration d’intention d’aliéner doit être transmise deux mois à l’avance.
Sanction : nullité de la vente des grilles et dommages-intérêts
L’article L. 622-17 du code du patrimoine prévoit, à titre de sanction, que « L’acquisition faite en violation de l’article L. 622-14 est nulle. Les actions en nullité ou en revendication peuvent être exercées à toute époque tant par l’autorité administrative que par le propriétaire originaire. Elles s’exercent sans préjudice des demandes en dommages-intérêts qui peuvent être dirigées soit contre les parties contractantes solidairement responsables, soit contre l’officier public qui a prêté son concours à l’aliénation [commissaire-priseur]. Lorsque l’aliénation illicite a été consentie par une personne publique [ici la ville de Paris], cette action en dommages-intérêts est exercée par l’autorité administrative au nom et au profit de l’État. »
La suite de l’article précise que l’État pourrait parfaitement revendiquer les grilles entre les mains de leur acquéreur, y compris après la vente du 18 mai 2021. Celui-ci aurait alors droit à être indemnisé par l’État, qui lui-même pourrait en demander le remboursement à la ville de Paris : « L’acquéreur ou sous-acquéreur de bonne foi, entre les mains duquel l’objet est revendiqué, a droit au remboursement de son prix d’acquisition. Si la revendication est exercée par l’autorité administrative, celle-ci aura recours contre le vendeur originaire [la ville de Paris] pour le montant intégral de l’indemnité qu’elle aura dû payer à l’acquéreur ou sous-acquéreur. » (L. 622-17 al. 2 du code du patrimoine).
Tout ceci à moins, bien entendu, que les grilles ne soient déclassées « selon la même procédure et dans les mêmes formes que le classement » (article R. 621-10 et R. 622-8 du code du patrimoine), c’est-à-dire par arrêté de la ministre de la Culture sur avis des commissions compétentes.
Julien Lacaze, président de Sites & Monuments