Réinventer Bourges avec "Action Cœur de Ville" : de la fiction à une réalité tragique

Les desseins urbains de la ville de Bourges, l’une des cités patrimoniales les mieux conservées de France, inquiètent. Dans un précédent article, nous révélions les projets municipaux de démolition de l’îlot Coursarlon. Nous nous intéressons ici notamment à l’îlot du Bon-Pasteur, ancien monastère menacé de démolition dans le cadre du programme national "Action Cœur de Ville".
JL

La ville de Bourges, trésor de notre patrimoine, avait jusqu’ici échappé à des interventions urbanistiques brutales, d’où une sensation d’harmonie et de douceur saisissant ses visiteurs.

Le 1er octobre 2018, la communauté d’agglomération "Bourges Plus" et la Ville de Bourges, représentée par son maire de l’époque, Pascal Blanc (UDI), ont cependant signé une convention-cadre pluriannuelle "Action Cœur de Ville" afin de "revitaliser" son centre ancien.

Compte tenu de notre expérience des chantiers financés par ce programme (destruction de la halle de Saint-Dizier, de maisons années 30 à Dunkerque, d’un îlot entier à Prades, de la caserne Miribel de Verdun, des maisons des rives de l’Ariège à Foix), l’inquiétude était de mise.

De la fiction...

Première alerte, un document siglé Action Cœur de Ville comporte, in fine, quatre représentations de sites bien connus de la ville réinterprétés par des architectes locaux. Les projets, reproduits ci-dessous, sont accompagnés de la légende suivante : "La Ville de Bourges a donné carte blanche à 4 architectes berruyers qui se sont appropriés la ville".

Projet de construction de trois tours végétalisées place Cujas à Bourges imaginé dans le cadre du programme Action Cœur de Ville. Image : Blatter SAS d’Architecture.
Plan masse du projet d’édification de tours végétalisées place Cujas avec démolition de l’îlot Coursarlon (cercle rouge). Image : Blatter SAS d’Architecture.

Un article du Berry Républicain donne la parole au concepteur de l’un d’entre eux, financé par "une somme de 6.000 euros délivrée par la Ville de Bourges" en décembre 2019. Il s’agissait d’implanter trois tours végétalisées place Cujas, soit au cœur de la vieille ville, tout en détruisant l’îlot Coursarlon, séparant cette place de la rue du même nom, ouvrant ainsi une perspective allant du pied des tours imaginées par l’architecte à la cathédrale.

Le journal relate que l’architecte "a fait un double rêve. Celui d’un Bourges « vert et animé » dont le cœur battrait à Cujas et d’une révision du secteur sauvegardé, document qui a « sclérosé » le centre « au bénéfice de la périphérie »". Le document d’urbanisme condamnait en effet le "rêve" de l’architecte...

Vue sur la rue Moyenne avec indication de l’immeuble à démolir (croix rouge) pour désenclaver l’îlot des Jacobins. A droite, poste néo-gothique ISMH de Bourges.
Projet de désenclavement de l’îlot des Jacobins imaginé dans le cadre du programme Action Cœur de Ville. Image : TCA/BP Architecture

Un autre projet consistait à éventrer la rue Moyenne, principale artère commerçante de la ville, afin de la relier à une opération immobilière sinistre des années 1980, "l’îlot des Jacobins", dont les commerces sont aujourd’hui logiquement boudés. Une belle maison aurait été ainsi détruite aux deux tiers et remplacée par un squelette de bâtiment traversé par des passerelles s’enroulant autour d’un superbe platane, le tout en face de la poste néo-gothique de la ville inscrite au titre des monuments historiques.

Le directeur du programme national Action cœur de ville s’est rendu à Bourges, le 19 février 2021, à l’invitation du nouveau maire, Yann Galut (PS), élu en juillet 2020. Selon Le Berry Républicain, "le maire a parlé [à cette occasion] de son souhait de dynamiser l’îlot des Jacobins et de favoriser la liaison avec la rue Moyenne". Les commerces concernés sont pourtant parfaitement reliés à la rue Moyenne par l’impasse des Jacobins toute proche...

Esplanade de l’Europe avec vue sur l’ancien grand séminaire ISMH de Bourges (1682) édifié sur les plans de Pierre Bullet.
Projet de construction à l’emplacement de dépendances de l’ancien grand séminaire (1682) ISMH de Bourges. Image : Agaura - Atelier Gauchery - Radigue.

Un autre projet consistait à masquer la vue depuis l’esplanade de l’Europe vers l’ancien grand séminaire édifié en 1682 sur les plans de Pierre Bullet, lui aussi inscrit au titre des monuments historiques, tout en détruisant gratuitement un bâti de bonne facture.

Bourges, ignorant sa chance d’avoir échappé à un urbanisme dévastateur, se rêvait en ville "moderne"...

... à la réalité

Le projet de tours au centre de la vieille ville n’était évidemment pas réalisable, à moins de supprimer l’ensemble des protections régissant son urbanisme. Un intéressant projet de réaménagement végétal de la place Cujas et de son parking fut ainsi mis au point.

Projet de réaménagement de la place Cujas retenu par la ville, avec construction d’un "belvédère".

Cette première mouture du projet, fut malheureusement complétée, dans un second temps, par un projet de démolition de l’îlot Coursarlon. Il est également prévu de construire un belvédère passablement utile et intégré à son contexte urbain. Les élucubrations urbanistiques nées dans le cadre du programme Action Cœur de Ville n’étaient donc pas sans conséquence...

Bourges, îlot menacé de démolition vu depuis la rue Coursarlon. Photo Sites & Monuments.
Bourges, îlot menacé de démolition vu depuis la rue des Beaux-Arts. Photo Sites & Monuments.

Comme nous l’avons dit dans un précédent article, la démolition de l’îlot Coursarlon (voir ci-dessus) serait désastreuse pour Bourges, dont la particularité est d’avoir conservé sa cathédrale dans son contexte urbain, sans aménagement de perspectives, malgré un projet de dégagement heureusement non réalisé au XIXe siècle. Il convient par conséquent aujourd’hui de maintenir les effets de surprise dévoilant progressivement le patrimoine berruyer.

Destruction programmée de l’îlot du Bon-Pasteur dans le cadre d’Action Cœur de Ville

Les premières Carmélites arrivèrent à Bourges en 1617 et s’installèrent dans leur nouveau monastère en 1620, sur un terrain aujourd’hui desservi par l’avenue Jean Jaurès.

Emprise de l’îlot du Bon-Pasteur, promis à une démolition quasi intégrale, avec indication (flèche rouge) de l’ermitage ISMH de 1625. En bas, à gauche, jardin ISMH des Prés Fichaux.

Les religieuses durent quitter leur couvent le 12 septembre 1792. Alors partiellement démoli, il fut reconstruit au XIXe siècles pour les sœurs du Bon-Pasteur. Le seul de ses trois ermitages du XVIIe siècle subsistant a récemment été inscrit au titre des monuments historiques. Les Carmélites revinrent s’installer en 1803 à Bourges, rue du Puits-Noir, où elles sont toujours.

Vue large de l’avenue Jean Jaurès depuis le carrefour de Verdun, montrant le monument aux morts (à droite), l’abbaye ISMH de Saint-Ambroix (à gauche) et un patrimoine arboré de premier ordre. Dans le fond (croix rouge), le monastère du Bon-Pasteur.

Le monastère des carmélites de Bourges, devenu celui des sœurs du Bon-Pasteur, puis dévolu au ministère de la justice, a été racheté par la ville de Bourges en 2009. Situé au sein de l’enceinte médiévale, il a la particularité de marquer l’entrée dans la vieille ville dans un contexte urbain et naturel de grande qualité.

Vue de l’avenue Jean Jaurès montrant l’abbaye ISMH de Saint-Ambroix (à gauche) et un jardin longiligne à grille de fonte comportant de très beaux platanes. Dans le fond (croix rouge), le monastère du Bon Pasteur.
Vue de l’avenue Jean Jaurès montrant le temple calviniste de Bourges et le monastère du Bon-Pasteur (croix rouge).

Il est ainsi situé dans un périmètre marqué par un patrimoine religieux et arboré exceptionnel. On trouve ainsi, le long de l’avenue Jean Jaurès, l’ancienne abbaye Saint-Ambroix inscrite au titre des monuments historiques et, séparé du monastère des sœurs du Bon-Pasteur par un petit garage de facture brutaliste intéressante, le charmant temple calviniste de la ville, récemment restauré avec l’aide de la Fondation du Patrimoine, ainsi que de belles maisons ou hôtels particuliers du XIXe siècle. À l’entrée de l’avenue, se trouvent également deux témoignages importants de l’art du XXe siècle : un beau monument aux morts de la Première Guerre mondiale ainsi que le jardin Art Déco des Prés Fichaux, inscrit au titre des monuments historiques. Le centre de l’avenue est occupé par une pelouse longiligne protégée par de belles grilles en fonte aux armes de la ville, accueillant les plus beaux platanes de Bourges.

Hôtel particulier du début du XIXe siècle situé en face du monastère du Bon-Pasteur, avenue Jean Jaurès.
Temple calviniste de Bourges situé à un numéro du monastère du Bon-Pasteur, avenue Jean Jaurès.
Proposition d’extension du site patrimonial remarquable (SPR) de Bourges (en jaune) voté à l’unanimité de son conseil municipal le 21 octobre 2022. Le monastère du Bon-Pasteur (cercle rouge) y est inscrit, au nord.

Cette entrée de ville d’une grande qualité - dont le conseil municipal avait d’ailleurs voté à l’unanimité en novembre 2021 l’inclusion dans le Site Patrimonial Remarquable mis en révision - serait dénaturée par la destruction du monastère du Bon-Pasteur.

Monastère du Bon Pasteur à Bourges avant démolition (seule la chapelle du XIXe siècle visible sur la photo serait "peut-être" conservée).
Ermitage (1625) ISMH de l’ancien carmel de Bourges aujourd’hui situé au fond de l’enclos du monastère du Bon-Pasteur.

Le projet retenu, loin de réhabiliter les beaux bâtiments donnant sur l’avenue Jean Jaurès, s’apprête à les démolir en totalité, à l’exception, bien entendu, du minuscule ermitage du XVIIe siècle inscrit au titre des monuments historiques et, "peut-être", d’une chapelle du XIXe siècle. En mars 2022, la ville expliquait ainsi : "Les constructions existantes, à l’exception peut-être de la chapelle, seront détruites, et les matériaux réemployés dans la mesure du possible. Les bâtiments seront construits sur micro-pieux, sans parking en sous-sol afin d’éviter des fouilles archéologiques dans un secteur dont l’occupation remonte au moins à l’époque gallo-romaine." (Diagnostic du patrimoine architectural, urbain et paysager de Bourges, mars 2022, p. 45). Les constructions prévues, en rupture de l’urbanisme existant, seraient placées en recul de l’alignement des façades de l’avenue, destructurant ainsi l’urbanisme de l’ensemble du quartier.

Le 19 février 2021, le directeur du programme Action cœur de ville, aurait déclaré selon Le Berry Républicain, lors de sa visite du monastère : "Ce n’est pas parce que c’est un projet sympa qu’il faut faire n’importe quoi !".

Monastère du Bon-Pasteur à Bourges avant démolition.
Projet de démolition du monastère du Bon-Pasteur à Bourges dans le cadre du programme "Action Cœur de Ville". Source : www.ville-bourges.fr/site/le-bon-pasteur

Pourtant, le site internet de la ville, reproduisant le projet ci-dessus, précise qu’il sera bien co-financé par Action Cœur de Ville : "Dans le cadre de cette opération entrant dans le dispositif Action Cœur de Ville, la Banque des Territoires a confirmé son intérêt et travaille sur l’investissement et sur le portage de l’immobilier".

La démolition des constructions de grande qualité du monastère serait en totale contradiction avec la doctrine de ce programme national, récemment exprimée dans une tribune confiée au journal Le Monde à l’occasion des Journées Européennes du Patrimoine, véritable plaidoyer pour la réhabilitation du bâti ancien.

Cette contradiction entre la doctrine d’Action Cœur de Ville et sa pratique, à Bourges comme ailleurs, a été pointée dans notre réponse à sa tribune. Il faut espérer que cette institution, ainsi que les autres services de l’État, auront à cœur de protéger l’une des plus belles villes françaises. La satisfaction des projets de la commune est en effet parfaitement compatible avec la réhabilitation et la préservation de notre patrimoine national.

Julien Lacaze, président de Sites & Monuments