Qui connait la synagogue de la rue Copernic à Paris, hormis les fidèles qui la fréquentent ? Quant à ceux qui se souviennent qu’elle fut en 1980 la cible d’un attentat qui émut la France entière, ils ne connaissent pas pour autant une synagogue marquée à jamais.
Dans le numéro 2019 de Sites & Monuments, Mathieu Lours, s’interrogeant sur « Le patrimoine religieux : « une passion française ? », souligne que régulièrement des églises sont détruites, suscitant un émoi qui atteste leur ancrage dans les « identités des territoires de notre pays ».
Habituellement, en matière de patrimoine juif, ce sont les synagogues de l’Est, désormais sans fidèles, qui suscitent l’inquiétude, plus rarement des synagogues en pleine capitale… Car la synagogue Copernic n’est pas menacée par une autoroute, un parking ou un programme immobilier, ou par un manque de fidèles, mais par le projet de transformer l’immeuble qui « contient » cette synagogue, centenaire et unique en son genre, en centre communautaire.
Une association de défense s’est constituée, l’Association pour la Protection du Patrimoine de Copernic (APPC), qui s’efforce de sauvegarder cette synagogue en rappelant qu’elle n’est pas seulement un lieu de mémoire, mais aussi un monument emblématique du judaïsme de France méritant d’être préservé.
Qui pénètre dans ce lieu caché et se penche sur son histoire comprend la complexité de sa patrimonialisation. Qui la compare aux synagogues de la capitale classées monuments historiques ou inscrites à l’inventaire supplémentaire saisit que sa non-protection est le fruit d’une double méconnaissance, tant de la part des instances compétentes que de la plupart des membres de l’Union Libérale Israélite de France (l’association propriétaire). Défaut de réflexion sur ce qu’est une synagogue pour les premiers qui, lors des campagnes de sauvegarde ont oublié deux types essentiels de synagogues ; défaut de transmission des valeurs identitaires et mémorielles qu’elle concrétise pour les seconds.
Quelques étapes historiques
Le judaïsme libéral est issu du mouvement de réforme qui traverse le XIXe siècle en lien avec l’intégration des Juifs qui, désormais citoyens israélites, se devaient de réduire leur identité à une dimension confessionnelle. Il s’agissait pour les fondateurs de l’Union Libérale Israélite, mené par le rabbin Louis-Germain Lévy (1870-1946) de moderniser le culte jugé archaïque, voire incompatible avec les nouveaux modes de vie : prière en français, usage de l’orgue, refus de la séparation des sexes, office supplémentaire le dimanche...
Si ce courant est toléré par le grand rabbin Zadoc Kahn soucieux d’éviter les dissidences, après sa mort en 1905 et la loi de Séparation des Églises et de l’État, la rupture est officialisée en 1907 par la création d’une association, hors de l’Union des associations cultuelles israélites de France et d’Algérie qui a pris la suite du consistoire napoléonien, et par l’installation d’un oratoire au 24 de la rue Copernic : c’est là qu’il est encore, au lieu même de sa naissance. La continuité remarquable de cette composante toujours vivante du judaïsme français ne devrait-elle pas inspirer une fidélité au cadre de cet oratoire, devenu en 1924 une synagogue par son extension sur la cour, l’association ayant acquis tout l’immeuble.
La façade de l’immeuble haussmannien ne fut pas modifiée (en 1980, elle est exhaussée de deux étages) et la synagogue demeura cachée, tellement bien, dira-t-on, que sa disparition ne devrait guère porter à conséquence ! Or nous le verrons, c’est justement parce qu’elle est invisible qu’elle devrait être préservée ! Un trait saillant de l’histoire de cette synagogue tient aussi au rôle joué par les femmes : comme le montre la plaque honorant les fondateurs, parmi lesquels sont citées deux femmes, Clarisse Eugène Simon et Marguerite Brandon Salvador ; certes elles ne sont pas encore rabbines, mais déjà responsables actives… Les traditionnalistes avaient beau jeu de se moquer de cette association accueillant des mondaines proches parfois de certains milieux chrétiens… Le Figaro y voyait un « judaïsme "art nouveau" ». En fait, c’est une synagogue Art Déco qui sera édifiée !
Les autres dates à retenir dans cette longue histoire sont plus dramatiques. Sans doute fascinés par la Kristallnacht, des collabos français, soutenus par les occupants, font une série d’attentats contre les synagogues parisiennes dans la nuit du 2 au 3 octobre 1941. Copernic est visée comme les édifices consistoriaux et la synagogue orthodoxe de la rue Pavée. Ces attentats préparent évidemment la suite. Des destructions importantes se produisent, puis le bâtiment reçoit des bureaux de l’Union Générale des Israélites de France, organisme pris dans l’engrenage de la collaboration ; il accueille également un centre de secours pour les intellectuels, avec une bibliothèque. Après la guerre, le rabbin Lévy reprend son service et s’efforce de reconstruire une communauté meurtrie. Les terroristes ont-ils le sens des anniversaires ? Aux anciens cagoulards succèdent les terroristes « propalestiniens », qui choisissent le même 3 octobre 1980, jour de Simhat Tora, la fête de la Tora, pour perpétrer un attentat qui inaugurait une nouvelle phase d’antisémitisme mêlé désormais d’antisionisme. L’indignation s’exprima sur un plan national par des manifestations d’ampleur dans une unanimité qui ne se retrouva plus guère quand les attentats devinrent fréquents et le nom de « Copernic » indissolublement attaché à cet événement.
Ce lieu de culte devenait aussi lieu de mémoire : après la Shoah – l’hommage aux déportés est placé à côté des morts de la guerre de 14 –, une nouvelle plaque, sur la rue, venait ajouter une étape dans le martyrologe. À nouveau, les dégâts sont réparés et la vie reprend. L’association prend une extension nationale avec des relais en banlieue et en province, une composante s’en détache, le Mouvement Juif Libéral de France, qui crée sa propre synagogue.
D’un indéniable dynamisme, la synagogue de la rue Copernic reste néanmoins le cadre historique unique d’une composante du judaïsme français, le monument symbolique du libéralisme et enfin un lieu de mémoire national à travers les stigmates de l’attentat de 1980.
Une architecture moderne, rationaliste et Art Déco
Avec une autorité que nul ne saurait contester François Loyer a défini Marcel Lemarié (1864-1941) comme un architecte remarquable « adepte du rationalisme et spécialiste des ossatures en béton » ; il rappelle sa Direction des Postes (boulevard Montparnasse, 1908) et surtout son Théâtre Nouveau (rue de Belleville (1912). Utilisant le béton, Lemarié dessine des structures portantes audacieuses avec des porte-à-faux qui répondent à un programme complexe, bâtir une synagogue encaissée dans une cour. Il est remarquable que cette option moderniste, qui allait à l’encontre de la tendance encore dominante des synagogues conçues sur le modèle des églises, se trouve en parfaite adéquation avec les principes rationalistes et modernes défendus par le rabbin fondateur de l’ULIF Louis-Germain Lévy. Lemarié réussit à dégager un espace d’environ 12,50 m de largeur sur 12,80 m de profondeur sans pilier, la tribune étant en porte-à-faux, et également à trouver un mode d’éclairage zénithal grâce à une verrière et à un lanterneau central de huit baies qui donne à la salle de culte son atmosphère originale.
Le second trait de modernité tient à l’adoption de l’esthétique Art Déco qui orne cette structure béton fonctionnelle. La grande verrière qui domine l’arche sainte (aron hakodech) renfermant les rouleaux de la Tora et l’estrade (teba) dévolue aux lectures et aux prêches, restaurée après les attentats, est le motif décoratif le plus marquant : signée « P.J. Tranchant » (le peintre Pierre-Jules Tranchant s’adonnant aux arts décoratifs après la Grande guerre ?), elle est composée dans une dominante jaune rehaussée de quelques traits bleus ; en son centre est placé un maguen David, l’étoile à six pointes en passe de devenir le symbole juif majeur, autour duquel rayonne une gloire ; au centre de cette étoile, une chainette qui tient le ner tamid, la lumière perpétuelle, suspendu juste devant les tables de la Loi qui couronnent l’arche sainte. Une décoration à forte valeur symbolique se répand sur les murs, des inscriptions hébraïques puisées dans les Psaumes ou le Talmud et des cartouches montrant des objets rituels, telles la menora (chandelier) et la lyre du psalmiste, et aussi des représentations comme le Temple de Jérusalem.
Ces stucs blanc et or sont ornés de motifs végétaux géométrisés selon les formes typiques de l’Art Déco. C’est une originalité, car en France, en dehors de la petite synagogue de Vichy (1933), aucune synagogue ne présente ce caractère et c’est indéniablement une marque d’intégration au goût de la société ambiante, le tout avec beaucoup de sobriété.
On peut donc contester la description sommaire accompagnant le dossier établi par les services de l’Inventaire en janvier 1985 : « L’immeuble qui abrite la synagogue de la rue Copernic ne présente aucun intérêt. Il abrite des bureaux […] La synagogue est située à l’arrière. Elle présente un plan rectangulaire fort simple. Nous retrouvons, comme dans toutes les synagogues, l’aron Kodesh et la Tebah ; la salle est assez petite et éclairée par une coupole dont les vitraux ont été refaits après l’attentat de 1980. La Tebah est surmontée d’une verrière ornée de vitraux. La tribune des femmes est très restreinte […] À noter, un décor très simple sur les murs de frises aux thèmes floraux très caractéristiques des années 1925. » On voit comment on glisse de la banalité de l’immeuble, indéniable, à celle de la synagogue dont ne sont retenus que les éléments la composant qui se retrouvent partout…
Quant à la mention du décor, on se trouve à une époque où l’Art Déco, même s’il séduit le marché et un large public, n’a pas encore bénéficié d’une réévaluation. Les critères appliqués, en l’absence d’une typologie sérieuse, semblent donc particulièrement inadéquats ; il convient donc de les examiner pour contextualiser, et dépasser, le verdict compréhensible peut-être de 1985.
Méconnaissance par les services du Patrimoine ?
Lors des campagnes de protection du patrimoine juif, engagées au temps de la sensibilisation aux « nouveaux patrimoines » en 1984, si l’effort d’ouverture à autre chose que cathédrales et châteaux était louable, les critères d’appréciation demeuraient plus ou moins les mêmes en matière de patrimoine religieux, aussi protégea-t-on d’abord les « cathédrales israélites », rue de la Victoire et rue des Tournelles (MH en 1987), rue Notre Dame de Nazareth et Boulogne (ISMH 1986). Toutes le méritaient évidemment, mais elles avaient surtout le mérite de ressembler à de belles églises de ce XIXe siècle que quelques esprits éclairés, comme Bruno Foucart – dès 1974 il lançait : « Comment peut-on aimer une église du XIXe siècle ? » – avaient entrepris de « réhabiliter ».
Moi-même, dans les années 1980, engageant une étude du patrimoine juif du XIXe siècle, je ne pouvais que souscrire à la formule de mon directeur de thèse : « Comment peut-on aimer une synagogue du XIXe siècle ? » ; je rencontrais pas mal de réticence au sein même de certaines communautés... Le combat fut gagné dans les décennies 1980-2000, avec une centaine de sites juifs protégés, mais dans des modalités insatisfaisantes, particulièrement en Ile-de-France.
En effet, rien de retenu après 1914 et aucune synagogue qui ne fût pas un pastiche d’église ! Ainsi, dans la région parisienne, une certain abondance et l’absence d’édifices menacés (alors…) ont induit une sélection « monumentale » drastique. Construite dans une autre région, Copernic aurait été protégée. Certes, par la suite, quelques labels « Patrimoine du XXe siècle » ont été distribués aux synagogues de Vincennes (1907), de la rue Chasseloup-Laubat (1913) – où l’architecte Lucien Bechmann, pour séduire le baron Edmond de Rothschild, son commanditaire, dut se référer à Sainte-Sophie… –, de Belleville (1930), de la rue de la Roquette (1955), de Massy (1966) et de Pantin (1994). Cette série dessine une évolution historique intéressante, mais sans réflexion sur une typologie qui prenne en compte les spécificités du judaïsme, sans conscience qu’une synagogue n’est pas une église pour les Juifs… Quant au label, son efficacité demeure symbolique : la plus belle synagogue parisienne d’après 1914, celle de Belleville, labellisée reste défigurée, sans reconnaissance tant de ses fidèles que des instances patrimoniales.
La synagogue n’est ni un sanctuaire, ni un type d’édifice dont les formes seraient prescrites par la tradition ou par des modèles historiques ; c’est une fonction qui s’adapte à tous les cadres, pagode, mosquée ou église, car le culte, très simple, n’y est qu’une de ses activités. Elle est devenue un « temple israélite », ostentatoire, avec parfois des clochers (sans cloche), par souci d’intégration et revendication de dignité face aux autres cultes. Elle offre donc divers types qui refusent le modèle ecclésial : l’un est l’oratoire qui a perduré à côté des synagogues chez les orthodoxes, avec fréquemment une fonction de regroupement d’originaires, mais pour des groupes adoptant des visions différentes du judaïsme, le meilleur exemple en est Copernic ; l’autre est la salle de culte intégrée à un bâtiment fonctionnel : la plus remarquable est conçue dans des formes modernistes par les architectes Lucien Hesse et Germain Debré pour des Juifs immigrés à Belleville (1930). Là, des salles de cours, des espaces modulables, des toits-terrasses offrent des espaces polyvalents et la synagogue, qui y occupe encore une place centrale, adopte le dispositif commode d’un cinéma… Evidemment c’est là l’ancêtre du « centre communautaire » qui suscite l’engouement aujourd’hui : on veut pouvoir faire des concerts, des cours, du krav maga, des banquets de bar-mizva, des offices religieux… Pourquoi pas, lorsque les architectes peuvent concevoir des bâtiments adéquats, comme c’est le cas dans le 17e arrondissement, à Neuilly ou à Boulogne mais cela peut-il se faire au détriment des témoins majeurs de la culture juive et de l’histoire du judaïsme parisien ?
Aucun oratoire n’a donc été jugé digne d’une protection, alors qu’il s’agit d’un type essentiel dans le développement du culte juif dans la capitale, seul il permet de comprendre les variétés de rite ou la composition sociologique des communautés. Le modèle de l’église continuerait-il à peser aussi sur les esprits des chargés du patrimoine ?
Méconnaissance « interne » ?
Pour ses cent ans, l’Union Libérale Israélite de France (ULIF) publia un recueil intitulé avec justesse Modernité d’une tradition (2007), rappelant qu’il n’existe pas d’avenir sans respect de l’héritage et sans mémoire. Le rabbin de l’époque, Michael Williams, y utilisait une très belle formule qualifiant Copernic de « lieu de rencontre avec la communauté, avec le passé et avec Dieu ». Cette notion de « rencontre avec le passé », mise en parallèle avec celle de Dieu et des autres, ces deux commandements fondamentaux inscrits sur ses murs de part et d’autre de l’arche sainte, est profonde : elle illustre la valeur de la mémoire dans le judaïsme, les événements et les lieux « consacrés » n’étant pas tant des faits historiques que des enseignements. Le passé ne prend alors sens que dans un présent qui le réactualise et le réactive ; or c’est là exactement le sens du « patrimoine », un passé toujours actif dans le présent, un lieu de mémoire collective et constructive, un pilier de l’identité sans cesse menacée de dilution par le tourbillon de la modernité.
Outre sa qualité architecturale et artistique, son statut assez unique d’oratoire caché, attestant une dimension méconnue du judaïsme, et sa valeur mémorielle liée aux attentats, la synagogue de la rue Copernic porte aussi témoignage sur deux plans, « internes » si l’on peut dire : elle est le lieu de construction de l’identité du judaïsme libéral où durant 120 ans il s’est développé à travers heurs et malheurs, à travers des générations partageant les mêmes idéaux, toujours vivants. Elle assume aussi une fonction de mémorial interne qu’il serait bien léger d’oublier. L’Éternel lui-même enjoint à Josué, après la traversée du Jourdain, d’ériger douze pierres, « afin que ce soit un monument au milieu de vous ; et lorsqu’un jour vos enfants demanderont : "Que signifient pour vous ces pierres ?" Vous leur direz… »
Que leur direz-vous si les pierres de la synagogue Copernic disparaissent ? Ne méritent-elles pas d’être transmises autrement que par des textes et des photos-souvenirs ? Ce sont les pierres fondatrices du judaïsme libéral français. Quel symbole ce serait que, dans une nouvelle phase d’extension, ce mouvement réussisse à préserver sa mémoire, autrement que par des simulacres, à assurer l’avenir en le fondant sur la longue histoire inscrite dans ces pierres, tout en se dotant des espaces dont elle a besoin pour ses projets culturels.
Ce dernier point relève aussi du génie des architectes : trouver une solution qui concilie la préservation de la synagogue tout en réaménageant les espaces fonctionnels en vue des activités attendues. Les projets actuels, que nous n’avons pas à commenter ici, ne savent pas envisager autre chose que la démolition : ce n’est pas la qualité des conceptions architecturales qui est en cause, mais le cahier des charges qui prétend transformer une synagogue centenaire en centre communautaire à la mode.
Dominique Jarrassé, professeur d’histoire de l’art contemporain à l’Université Bordeaux Montaigne
La demande de permis de démolir a été déposée et le dossier est en cours d’instruction auprès de la Ville de Paris. Nous avons tenté d’en savoir plus et il nous a été répondu : « la demande de permis a été déposée en octobre dernier, le dossier sera étudié par la Direction de l’urbanisme et il passera devant la commission du vieux Paris »
Malgré la pétition toujours en ligne, la synagogue est plus que jamais menacée.
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