Telle que nous la connaissons, l’abbaye a été entièrement reconstruite dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, sur l’emplacement de bâtiments précédents. L’architecte Jean-François Labbé élabora en 1746 un plan symétrique autour de trois cours : la cour d’honneur, la cour du cloître et la cour du puits. Cette dernière est aménagée au-dessus de la crypte de l’abbatiale romane et de son puits que les religieux ont eu soin de préserver.
Terminée vers 1770, l’abbaye est extrêmement vaste : elle mesure 220 mètres de long pour 80 mètres de large et possède 570 ouvertures. Elle forme avec la cathédrale Notre-Dame voisine, ancienne église abbatiale, le plus grand ensemble bénédictin néo-classique du XVIIIe siècle en France. La qualité du bâtiment a conduit, dès 1907, au classement des intérieurs et extérieurs au titre des monuments historiques (voir ici).
Les bâtiments du XVIIIe siècle ont survécu à la Révolution : ils venaient alors juste d’être terminés, et furent conservés pour leur « utilité publique » - contrairement à la cathédrale gothique de la « Cité ». Le musée des Beaux-Arts, un des plus anciens de France, fut installé en 1825 dans une partie des locaux et se trouve toujours dans les lieux.
Divers services et institutions y ont aussi été abrités pour un temps comme la Légion d’honneur, l’évêché et le séminaire, ces deux derniers jusqu’à la loi de séparation de l’Église et de l’État.
Après la Grande Guerre, qui occasionna d’importantes destructions à l’ensemble abbaye/cathédrale, une « reconstitution » très soignée fut mise en œuvre dans les années 1920 dans le respect de l’œuvre originale. La ville d’Arras est aujourd’hui propriétaire des lieux.
Le projet
La mairie a préparé depuis plusieurs années, en toute opacité, l’implantation d’un complexe hôtelier de luxe dans une partie du bâtiment. C’est le « diagnostic » réalisé en 2017 par une société spécialisée dans les implantations hôtelières qui a suggéré cet aménagement.
À ce jour, sur 10 000 des 20 000 m2 que compte le site, un groupement comprenant l’enseigne hôtelière Marriott travaille sur le projet d’un hôtel dont les chambres, passées en quelques mois de 82 à 98, doivent être implantées dans les étages surplombant la cour du Cloître.
Les procédures
La procédure « ad hoc » choisie par la municipalité, tant pour l’assistance à maîtrise d’ouvrage que pour le choix du « projet préféré », lui permet de s’affranchir des règles normales des marchés publics.
Après avoir affirmé que l’investisseur financerait à 50 % la restauration du bâtiment, la municipalité a bien dû admettre que le clos et le couvert relevaient de sa seule responsabilité Mais aucune estimation des coûts de l’opération pour la collectivité n’est encore disponible.
Le montage juridique retenu par la municipalité est celui d’un « bail à construction » d’une durée emphytéotique. Il implique un démembrement de la propriété du bien – le « preneur » ayant l’obligation de construire mais disposant de droits de propriété étendus. Le bien concerné est déclassé de public en privé, en permettant « l’aliénation ».
Les transformations
Malgré les dénégations de la mairie d’Arras, l’installation prévue constituerait bien une atteinte majeure à cet ensemble unique. L’ampleur des aménagements nécessaires conduira à dénaturer gravement ce magnifique édifice, et ce à plus d’un titre : kilomètres de tuyaux et conduites diverses pour la circulation des fluides, cloisonnements divers et variés, ascenseurs accolés aux façades intérieures de la cour du Puits avec leurs machineries… sans compter les inévitables climatisations et autres équipements « intelligents » qui accompagnent de telles réalisations.
Pour couronner le tout, une verrière doit couvrir les 600 m² de la cour du Puits, cœur de la ville depuis le VIIe siècle, pour la transformer en hall d’accueil de l’hôtel-musée. Sa présence écrasera le lieu compte tenu des contraintes techniques (sismiques) à respecter et la cour, telle que conçue à l’origine dans le plan « en grille » du XVIIIe siècle évoquera plus le palais de la « Reine des neiges » qu’un bâtiment néo-classique.
L’étendue des équipements associés : bar, restaurant et brasserie s’étendant au rez-de-chaussée sur toute l’aile ouest de la cour du Puits, avec leurs évacuations de fumées et autres ventilations mécaniques contrôlées (VMC), ne pourra que nuire au jardin de la Légion d’honneur voisin en raison de la noria des véhicules d’approvisionnement nécessaires. Or ce jardin, très fréquenté par les riverains et collégiens des alentours, est actuellement le seul poumon vert du centre historique.
En outre, l’implantation d’un « SPA » en sous-sol de cette même aile, dans des couches archéologiques majeures, constitue une menace pour celles-ci.
L’indispensable aménagement de parkings (estimés à 400) dans une zone où les places sont rares, pose problème. La crainte est grande de voir retirées des emplacements pour les riverains, pour les clients et usagers des commerces et artisans du centre ville mais aussi pour les marchés hebdomadaires très fréquentés des places, dévolues à ces activités depuis des siècles
Du point de vue économique, on se demande comment cet équipement pourra trouver son équilibre financier, compte-tenu de la rareté de clientèle actuelle. Arras, contrairement à Lille qui n’est qu’à cinquante kilomètres, n’est pas une destination touristique importante. L’inquiétude est grande chez les professionnels de l’hôtellerie-restauration locaux qui craignent une forte surcapacité hôtelière dans la ville.
La Tribune de l’Art a consacré sur son site internet plusieurs articles au sujet et une pétition adressée à Roselyne Bachelot demandant l’arrêt du projet a été lancée par les Amis de l’abbaye Saint-Vaast.
Laurence Beaudoux, maître de conférences HDR, histoire de l’art (université d’Artois)