Un quartier entier du Kremlin-Bicêtre (département du Val-de-Marne), commune limitrophe de Paris située au sud-est de la capitale, est voué par la municipalité actuelle à une destruction totale ou peu s’en faut, pour y ériger des barres d’immeubles disproportionnées (jusqu’à R + 8), alignées sur la voirie. Cette opération se ferait au mépris du patrimoine vivant, matériel comme immatériel (parcellaire notamment), encore en place dans cet îlot de tranquillité et de fraîcheur au cœur d’un espace urbain déjà surdensifié et plus que minéralisé.
L’opération de "remembrement" et de "renouvellement urbain" est planifiée par une convention signée par la commune avec l’Etablissement public foncier d’Ile-de-France (EPFIF) le 9 juillet 2009, a qui a été conférée, par arrêté du 9 décembre 2022, la possibilité d’exproprier l’ensemble de l’îlot de l’ancien hameau du Kremlin.
L’îlot Rossel-Leclerc, nom actuellement donné par l’équipe municipale à une partie essentielle de l’ancien hameau du Kremlin, cœur historique de la commune, se situe au sud de la Mairie, inaugurée en 1903.
Entouré de bâtiments d’habitation aux caractéristiques architecturales hétéroclites (bâtiments du XIXe siècle et petit collectif du second XXe siècle) dans un urbanisme sans réel plan d’ensemble, ce vestige du hameau originel qui a donné la première partie de son nom à la commune (Kremlin) se compose non seulement de petits immeubles (R+4 tout au plus), dont certains témoignent de l’architecture rurale des alentours de Paris, mais surtout de maisons d’un ou deux étages, disposées dans un lacis de passages, de cours et de jardins avec une faune et une flore vivace (des vrais arbres en pleine terre, mais aussi des animaux, hérissons, fouines, mésanges, martinets, pies, chauve-souris...) Les plus anciennes maisons figuraient sur le cadastre de 1845. Certaine font l’objet d’un arrêté de péril (nos 68 et 72 rue du général Leclerc), ce qui paralyse, en application de la loi ELAN, l’action éventuelle de l’Architecte des bâtiments de France.
Ce quartier est bordé par l’hôpital de Bicêtre, dont les origines remontent au XVIIe siècle (classement par arrêté du 8 mars 1962 notamment pour les portes monumentales ; inscription à l’inventaire des monuments historiques par arrêté du 13 novembre 1985, entre autres pour les façades) et dont la perspective classique est visible depuis les abords de Paris en raison de l’élévation modérée des bâtiments du quartier menacé ;
L’école Jean-Zay, bâtiment scolaire édifié en 1878, est simplement répertoriée par l’Inventaire général, mais protégé par le PLU au titre de l’article L. 123-1-5 du code de l’urbanisme.
Au surplus, un espace vert, le parc Philippe Pinel, borde sur un autre de ses côtés l’îlot.
Ce quartier suit dans la trame urbaine un ordonnancement original, bien visible sur les plans récents d’urbanisme. Alors que la plupart des édifices des quartiers alentours sont ordonnés suivant la voirie, la distribution des bâtiments bordant la partie haute de la rue du Général Leclerc obéit à la logique du laniérage des parcelles d’exploitations agricoles qui composaient à l’origine le lieu-dit « Les Périchets » avant qu’il ne prenne pour nom « Kremlin » dans la première partie du XIXe siècle.
Autrement dit, on trouve là le vestige d’un patrimoine immatériel remarquable : l’inscription dans la trame urbaine actuelle du paysage agraire ancien, au milieu duquel la rue, ancien chemin rural « de souffrance » passant au milieu des champs pour relier Paris à Bicêtre, n’ordonne en rien la disposition des façades.
Au ras du sol, le pavement d’au moins trois cours ou passages en pavés anciens (18 x 23 cm) constitue un témoignage patrimonial de l’équipement ancien de ce quartier, qui commence à se constituer au cours des années 1810 et surtout de la décennie 1820.
Au cœur de ce quartier subsiste le bâtiment d’un des cabarets originels du Kremlin.
À ce sujet, voilà ce que dit l’historienne de la commune, Madeleine Leveau-Fernandez, autorité incontestée (in Histoire du Kremlin-Bicêtre : l’identité d’une ville, Paris, Editions de l’Atelier, 2e éd. 2013, p. 70-72) :
« [Alors que le] plan cadastral de 1785 révélait un hameau couvert de terres cultivées et de pépinières sur lesquelles seule une maison était construite […], à côté de Bicêtre, dont le nom évoque l’hospice, apparaissent successivement sur les plans, au lieu-dit les Périchets, les mots « Hameau » [sur le plan géométrique dressé par la ville de Gentilly en 1826], attestant de la présence de plusieurs constructions, puis « le Kremlin » [sur le plan cadastral de 1845], noté comme le nom du lieu-dit, enfin « Kremlin (hameau) » [dans l’Atlas Lefèvre, dressé en 1854 et révisé en 1864]. D’où provient cette appellation ? Le Kremlin était la forteresse principale défendant Moscou et à laquelle l’armée française donna l’assaut pendant la campagne de Russie, en 1812. Après le désastre qui s’ensuivit, de nombreux grognards de l’Empereur sont admis à l’hospice de Bicêtre. […] Dans le quartier, des bâtiments s’élèvent et plusieurs marchands de vin ouvrent boutique. Nul ne sait lequel de ces cafés prend pour enseigne Au Kremlin ou Au Sergent du Kremlin, mais il se constitue à cet endroit l’ébauche d’un hameau qui deviendra celui du Kremlin. On a ainsi retrouvé le parcours d’un cabaretier-marchand de vin, Pierre-Joseph Créé, qui installe son commerce dans la rue voisine de l’hospice. [L’ancien] domestique construit au cours des années 1820 ce qui deviendra un lieu convivial, fréquenté par les grognards de Bicêtre […] ainsi que les parents et les amis venus leur rendre visite. L’emprise occupée par [ce] commerce existe toujours et correspond aux actuels n° 68 et 70 de la rue du Général Leclerc ».
En effet, les plans cadastraux successifs (Voir Tableau d’assemblage de 1846 et 1ère feuille de Bicêtre de 1845) corroborent ce que tout un chacun peut constater : le corps de bâtiments, dont le cabaret, construit par P.-J. Créé est toujours en place. C’est le dernier témoignage patrimonial des établissements à l’origine de la commune qui en porte le nom, comme le souligne notamment un article du Parisien paru en 2011. Ce bâtiment, sortant de l’alignement de la rue actuelle, semble placé au fond de ce qui paraît avoir été une vaste cour quadrangulaire en travers du chemin. Pourvu d’une salle basse à poutres apparentes et d’un étage solidement charpenté, il renferme les vestiges d’une estrade en pierre à l’emplacement du comptoir (le débit de boissons est resté en activité jusqu’aux années 2000) et une cave ouvrant sur une échappatoire souterraine maintenant comblée. Son aspect extérieur pourrait être grandement amélioré par la suppression d’un parement en brique appliqué sur la façade au rez-de-chaussée et par la restitution de ses menuiseries à petits bois.
Cet édifice, qui n’a pas fait l’objet d’aucune protection malgré son intérêt patrimonial, est aujourd’hui menacé. En effet, à la suite de la mise en place d’une DUP – réserve foncière en 2022, une ZAC a été décidée en juillet 2023. Tout l’îlot doit ainsi disparaitre alors que celui-ci, témoin de la fondation du Kremlin français à l’ombre de l’hospice de Bicêtre, méritait d’être protégé dans le cadre du Plan local d’urbanisme (PLU) municipal, comme le sont d’autres ensembles urbains ou bâtiments de la commune.
La démolition de ce quartier suscite l’incompréhension et la colère de nombreux Kremlinois, des riverains, mais également des usagers du parc voisin et des défenseurs du patrimoine.
Sophie Grosjean-Agnes, pour l’association Hameau du Kremlin
Julien Lacaze, président de Sites & Monuments