Sortant à peine d’une longue phase de travaux (de 1993 à 2005), le Grand Palais va de nouveau fermer ses portes de 2021 à 2024, à l’occasion d’un coûteux chantier de restauration et de réaménagement. L’idée est de rendre ce bâtiment à sa vocation de lieu d’exposition majeur à Paris en le dotant des fonctionnalités indispensables à notre époque. Cependant, le projet, presque exclusivement consacré aux espaces intérieurs, méconnaît la valeur patrimoniale des façades néobaroques et de leurs sculptures, souvent déposées ou dégradées.
Construit pour éblouir le monde entier lors de l’Exposition universelle de 1900, le Grand Palais est une prouesse architecturale : verrières exceptionnelles, immenses volumes, circulation aisée, lumière omniprésente. Sur le plan artistique, c’est un joyau de l’art néobaroque. La plupart des grands sculpteurs français de l’époque y contribuent. En faisant le tour de l’édifice, on a, grâce à près d’une cinquantaine d’artistes, un aperçu assez complet de la statuaire de cette période, exception faite de celle de Rodin. Se détachent de cet ensemble quelques chefs-d’œuvre absolus comme L’Harmonie triomphant de la discorde, de Georges Récipon, ou La Seine et ses affluents, de Raoul Larche. S’il ne fallait citer qu’un aspect pour convaincre les récalcitrants de la subtilité du néobaroque, on pourrait pointer son traitement des corps et, tout particulièrement, des nus féminins. Ce courant artistique fait preuve d’une compréhension particulièrement fine du corps humain et l’interprète avec une grande fluidité. Certains parlent encore d’art « académique » ou « pompier », mais ces qualificatifs, qui se veulent méprisants, relèvent d’une inculture pure et simple.
Les sculpteurs concernés sont presque tous d’origine modeste. C’est le cas d’Alfred Boucher, fils d’ouvrier agricole, d’Auguste Suchetet, fils de maçon, de Félix Charpentier, fils d’ouvrier de briqueterie, de Corneille Theunissen, fils de cordonnier, etc. Ils sont remarqués durant leur enfance. On les encourage. Ils suivent alors les voies méritocratiques récemment mises en place et acceptent des formations très exigeantes. Ils sont ardemment républicains et œuvrent de toutes leurs forces à la décoration de ce palais. La IIIe République le leur rend bien. Le monument arbore l’inscription : « Ce monument a été consacré par la République à la gloire de l’art français. »
Un palais vite rétrogradé au statut de simple hangar
L’histoire de l’art, comme l’évolution des espèces, est cependant sujette à de grandes disparitions. C’est ainsi qu’après la Première Guerre mondiale, le changement de goût est total. L’heure est à la géométrisation, à l’art déco, au cubisme, à la modernité et au classicisme fascisant. Le néobaroque (qui ne porte pas encore son nom) est brutalement dévalué. Le Grand Palais est désormais considéré comme un vaste hangar à l’aspect passé de mode. Pour les manifestations de prestige, on camoufle les décors d’origine. Toutes sortes d’organismes s’y installent. Un véritable dépeçage des lieux intervient. On cloisonne, on entresole, on saccage. Une exposition scientifique est pérennisée en Palais de la découverte. L’espace se réduit, la lumière est obturée, la circulation est barrée, rien n’est entretenu. On enlève des statues au nom du bon goût. La menace la plus grave se profile avec André Malraux. Le pompeux ministre d’État n’aime pas les « pompiers ». Il prévoit, avec Le Corbusier, de raser le Grand Palais pour construire à la place un vaste musée Picasso. Cela ne se fera pas. Parfois, les lenteurs administratives ont du bon. Toutefois, à la fin du siècle, le bâtiment s’avère très fatigué. En 1993, un premier rivet tombe des voûtes, puis un autre. S’ensuivent la fermeture et une campagne de travaux relatifs aux fondations et à la verrière. L’architecte en chef des monuments historiques François Chatillon sauve certaines dispositions intérieures du monument qui ne rouvre qu’en 2005. Il apparaît vite, cependant, que ces travaux – engagés sans vision d’ensemble – ne suffisent pas. Il faut se remettre à la tâche. C’est l’objet du projet actuel de restauration et d’aménagement.
Un budget important
Le budget retenu est de 466 millions d’euros. Un quart environ correspond à des restaurations patrimoniales à l’intérieur du bâtiment. Un quart à des pertes de recettes liées à la fermeture. Le reste est consacré à des aménagements intérieurs apportant de nouvelles fonctionnalités et un certain standing : plate-forme logistique, régulation thermique, accès handicapés, circulation optimisée du public, « rue des Palais », etc.
Un grand nombre de personnes s’interrogent cependant sur ces sommes. Certes, elles sont inférieures aux budgets de la période des « grands chantiers ». Elles sont même inférieures au coût pour le contribuable de la fondation Vuitton, estimé, selon les sources, de 520 à 610 millions d’euros de réductions fiscales. Cependant, dans un contexte budgétaire tendu, la rénovation du Grand Palais a pu surprendre. À titre de comparaison, les recettes du Loto du patrimoine ne représentent que 20 millions d’euros. Certains redoutent une hypothèque sur le budget du ministère de la Culture, garant en dernier ressort du financement.
L’impasse regrettable sur les principales restaurations nécessaires
En réalité, ce qui paraît critiquable dans le projet de rénovation du Grand Palais, c’est qu’on se lance dans des aménagements intérieurs très importants sans avoir pensé aux restaurations qui s’imposent du simple point de vue de la conservation. Il y a là une inversion des priorités.
Tout se passe comme si l’art néobaroque, encore mal connu du public et des professionnels, faisant aujourd’hui l’objet de thèses, souffrait d’un déficit de légitimité, comme s’il n’était pas perçu tel un art véritable digne d’être entretenu et conservé. Il est vrai que la RMN-Grand Palais est elle-même un peu responsable de la situation. Très peu d’expositions sont consacrées aux sculpteurs de cette période, exception faite de celle présentée par Anne Pingeot en 1986, événement mémorable, mais étant resté malheureusement sans suite.
Ce sont surtout les façades qui sont concernées. En effet, un bon nombre de statues ont été déposées et envoyées en province durant tout le xxe siècle, pour répondre à une conception discutable du « bon goût ». Il n’est pourtant pas prévu de rechercher et de remettre en place les statues manquantes. Ainsi, sur le porche ouest (Palais de la découverte), un grand groupe en fonte dorée de Tony Noël (de la taille des quadriges de Récipon) brille par son absence. C’était sans aucun doute une des pièces maîtresses du bâtiment d’origine. De même, côté est (en face du Petit Palais), le portique paraît un peu austère comparé aux ailes. C’est parce que quatre grandes statues ont été ôtées de devant les colonnes (œuvres d’Antonin Carles, Camille Lefèvre, Alfonse Cordonnier et Jean-Jacques Labatut). Il manque également en haut de voûte une grande agrafe comportant plusieurs personnages, œuvre du génial Jules Desbois. Pourquoi ne pas rechercher toutes ces statues et étudier leur réimplantation ? Les vases décoratifs qui se trouvaient au-dessus des entablements côté est sont en partie déposés, si bien que la ligne de crête semble édentée. Enfin, de nombreuses statues, parmi les plus belles (ex : celle de Raoul Verlet), sont empaquetées dans des filets pour éviter leur chute. Ajoutons à cela qu’aucun ravalement n’est programmé alors que, à la fin des travaux, vingt-cinq ans se seront écoulés depuis le dernier en date. Le Grand Palais offrira alors le spectacle d’un édifice abîmé, vieilli et ayant besoin d’être sérieusement restauré. C’est dire à quel point il serait très souhaitable de réintégrer en tête des priorités la restauration des façades et de leurs programmes sculptés. À quoi bon réaliser une sorte de hall d’aéroport ultramoderne en sous-sol (« la rue des Palais ») si les fleurons artistiques du bâtiment restent absents ou dégradés ?
En ne restituant pas le Grand Palais dans sa splendeur d’origine, on se prive inopportunément d’un signal fort lors de la réouverture. C’est non seulement une faute patrimoniale, mais aussi une erreur en matière d’exploitation commerciale. En effet, l’attractivité d’un édifice dépend en grande partie de sa capacité à créer un choc d’intérêt dans la ville. Beaubourg, par exemple, attire énormément de visiteurs. On peut faire une remarque similaire au sujet de la fondation Vuitton ou du Grand Louvre. Ce ne sera pas le cas du Grand Palais nouveau, et c’est bien dommage.
Une note positive, cependant, pour finir. Il était envisagé de supprimer le magnifique bassin de Raoul Larche, La Seine et ses affluents, merveille de l’art nouveau, square Jean-Perrin. Une mobilisation est intervenue, avec pétitions et interventions. Ce groupe sculpté est à présent sauvé ! Ouf ! Espérons que ce ne soit qu’un début.
Pierre Lamalattie, adhérent de Sites & Monuments