Les Tours Nuages, érigées entre 1973 et 1981 à Nanterre (F), sont les derniers bâtiments de l’architecte Émile Aillaud, qui édifiait des Grands Ensembles en fustigeant le « rationalisme hygiénique » des logements sociaux. Leur imminent emballage thermique est un périlleux exercice énergétique, patrimonial et politique.
Isolant en laine de roche, parement en plaques d’inox formant un motif de rectangles gris, beiges et bruns, fenêtre ronde surlignée par un léger profil d’acier. Sur la tour 15, au cœur de l’ensemble des dites « Tours Nuages » à Nanterre, est fixé depuis mars 2023 le prototype d’un élément de façade censé, d’ici fin 2024, permis de construire et évaluation technique du Centre scientifique et technique du bâtiment accordés, emballer ses 99 logements répartis sur 19 étages. Tout autour se dressent les 18 autres tours de 30 à 105 m de haut qu’Émile Aillaud a positionnées souplement entre les chemins d’un sol sculpté en buttes de pavés, appelant au jeu, habité de tortues et de serpents en mosaïque et planté d’arbres au feuillage désormais déployé. Les murs en béton armé construits par une technique de coffrage glissant sont percés d’un « hasard combiné » de fenêtres rondes, carrées et en forme de larmes. Les façades des tours sont aujourd’hui un pâle reflet du fin travail chromatique effectué par Fabio Rieti, l’artiste collaborateur d’Aillaud. Entoilage et enduit rapiècent ponctuellement les surfaces d’où sont tombées les plaques de mosaïques en pâte de verre collées à même la façade. Mais si elles ont perdu de leur éclat, vues depuis la sortie du miroitant quartier d’affaire de La Défense à l’est ou depuis le grand Parc Malraux à l’ouest, leurs complexes formes cylindriques créent toujours l’effet d’une « ville totalement frappante, un peu onirique, avec certains effets déconcertants, quelque chose où il n’y aurait pas de ‹lieux communs›. » [1]
Leur conception joyeuse et généreuse du logement populaire, la qualité graphique des façades et spatiale des 1600 logements nichés dans leurs courbes, l’orientation multiple de chaque appartement vers des panoramas extraordinaires, toutes ces petites attentions à l’habitant ont valu aux Tours Nuages le label Patrimoine du 20e siècle en 2009, substitué en 2016 par celui d’Architecture contemporaine remarquable (ACR). [2]
Les tours ont toujours eu beaucoup de presse, mais, depuis une quinzaine d’années, mauvaise presse. Elles reçoivent un énième coup de projecteurs lorsque le quartier Pablo Picasso dans lequel elles se situent devient l’épicentre des émeutes de 2023. Comme si souvent pour les Grands Ensembles, précarité sociale, insécurité (une réputation ternie par le trafic de drogues) et architecture (le vieillissement des tours, les recoins favorisés par le sol ondulant) sont corrélées dans les critiques. En 2005, l’office HLM, voyant leur entretien comme un gouffre financier, souhaite détruire deux des tours ; le maire les sauve. [3] Le décollement par endroits des mosaïques laisse s’infiltrer l’eau qui desquame les façades ; les fenêtres manquent d’étanchéité. Alors que monte le critère de la performance énergétique, une nouvelle sentence est déclarée : les tours sont des passoires thermiques.
Réinterprétations
En 2016, un accord est convenu entre l’État et l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU). [4] 32 millions d’euros de subventions sont destinés au vaste « secteur prioritaire » du Parc Sud dont font partie les tours. Dès lors, elles sont sujettes à deux concours successifs cumulant les objectifs de rénovation thermique, de restauration et de changement d’image et d’économie. Pour les uns, c’est le début d’un « nouvel avenir » pour les tours ; pour les autres de leur « massacre ».
Le premier concours, lancé en 2017 par les deux bailleurs sociaux propriétaires des tours, Nanterre Coop Habitat (municipal) et Hauts de Seine Habitat (départemental), concerne la « réhabilitation thermique et la réinterprétation artistique des façades des Tours Nuages ». Les cinq candidats retenus proposent des solutions allant de capotages métalliques aux motifs variables ou de revêtements de brique sur isolation extérieure, à une deuxième peau de béton isolant teinté (solution en collaboration avec Fabio Rieti et le petit-fils d’Émile Aillaud, Arthur), en passant par la recréation du motif en pâte de verre sur un enduit isolant de 5 cm. L’agence RVA [5], qui avait déjà fait ses preuves sur la réhabilitation d’un autre ensemble important d’Aillaud, les Courtillières à Pantin, propose un système de blocs préfabriqués en ossature acier et vêture inox doublé d’un complexe isolant en laine de roche et remporte l’engagement sur une tour pilote et un accord-cadre sur le reste des tours pour une façade constituée.
La seconde étape en 2019 est un Appel à manifestation d’intérêt pour le changement d’usage – entendre privatisation, dé – et relogement des habitants au nom de la « mixité » – de six des tours. Le groupement Altarea-Cogedim, avec sa filiale Histoire & Patrimoine spécialisée en réhabilitation de bâtiments à forte valeur patrimoniale, remporte l’appel et signe une convention en 2021 [6]. S’enclenche un processus de définition de nouveaux programmes pour ces tours, changeant leur structure interne, ajoutant des greffes à leurs pieds et remodelant par endroit le sol avec sensibilité à l’égard du site.
Dès lors, les tours qui formaient un délicat ensemble sont divisées, au risque de devenir un arlequin bigarré, entre deux mondes aux logiques différentes et entre diverses conceptions de la réhabilitation du patrimoine, dans un infernal engrenage d’acteurs, de dispositifs juridiques, de leviers financiers.
Vêtir à la mode du public, vêtir à la mode du privé
Du point de vue architectural, le débat porte à la fois sur la nécessité d’isoler les tours par l’extérieur et sur le choix de la vêture. L’inox en parement est justifié par la facilité d’épouser les géométries complexes des tours, la légèreté et la longévité du matériau, la possibilité de montage en filière sèche, mais aussi l’interdiction règlementaire de carrelages collés en façade pour les immeubles grande hauteur. En minimisant le nombre de points de fixation, le système de façade est censé préserver les mosaïques sous le nouvel enrobage. Selon l’architecte Philippe Vignaud de RVA, la notion explicite de « réinterprétation artistiques des façades » dans l’énoncé du concours est nouvelle, voire révolutionnaire : « La maitrise d’ouvrage avait compris en amont que le plagiat était hors de portée pour le logement social. » Avec les graphistes Pierre di Sciullo et Amélie Lebleu, un travail minutieux est effectué, non pas de restitution de l’aspect initial des tours, mais de traduction des principes chromatiques de Rieti. Dans ce qui constitue en quelque sorte une nouvelle œuvre sur l’ancienne œuvre, la texture de la façade, même en matifiant l’inox, sera tout autre et, au lieu de petites unités de 2×2 cm formant des aplats nébuleux par pointillisme, les éléments préfabriqués de 1.35 m de haut et de largeurs diverses dessineront des motifs plus grossiers. L’ajout d’isolation extérieure (¾ de l’épaisseur du mur) sera particulièrement prégnant dans les replis courbés des tours. Les formes des fenêtres et leur système d’ouverture basculant seront repris, mais avec du double vitrage, un profil visible et des ombrières saillantes.
Pour les six tours acquises par le secteur privé, elles seraient traitées pour certaines en inox, pour d’autres en carreaux de pâte de verre [7], non selon les motifs d’origine mais selon la charte de RVA commune à tout le site. La filiale Histoire & Patrimoine d’Altaréa demande cependant le classement de l’une des tours, la 17, pour la restaurer à l’identique – le fabricant italien des carreaux de pâte de verre d’origine existant toujours, et l’isolation thermique pouvant se faire plus facilement par l’intérieur puisque les tours privées seront vidées de leurs habitants. Paradoxalement, ce seraient donc une partie des tours vendues aux promoteurs privés et changeant d’usage qui, en surface, respecteraient l’héritage d’Aillaud davantage que les tours gardant leur fonction initiale de logements sociaux.
Une affaire inclassable
Dans l’affaire Nuages, la question de la protection patrimoniale des façades prend des allures hautement politiques. Selon les défenseurs du patrimoine, le permis de construire de la tour pilote 15 ne respecte pas les préconisations du Plan local d’urbanisme (PLU) de Nanterre soulignant leur labellisation ACR, qui appelle un avis des Architectes des Bâtiments de France. Associations d’habitants et de défense du patrimoine militent de longue date pour des mesures de protection plus hautes : le classement des tours en tant que Monument Historique et de tout le quartier en tant que Site remarquable protégé (SRP). Ils avancent que le coût de façades restituant les motifs en pâte de verre ne serait pas supérieur à l’onéreuse façade en inox prévue. Leur revendication aurait été bâillonnée, selon l’un de ses représentants : dans un secteur très sensible comme le Parc Sud de Nanterre, un véto pourrait corser le rapport entre gouvernement et collectivité territoriale. Pour les promoteurs, l’intérêt du classement de la tour 17 n’est pas uniquement d’ordre patrimonial. Passe-passe d’ingénierie financière, il permettrait de défiscaliser le coût de l’entretien de cet édifice de 39 étages. De ce fait, le classement a été déclaré par le promoteur comme condition de son engagement dans l’opération. Or un classement imposerait, par la loi de protection d’un périmètre autour de l’édifice, des contraintes sur l’ensemble des autres tours, ce qui remettrait en question le projet de RVA. Cercle vicieux donc, et situation qui semblerait actuellement inextricable : sans classement, la ville ne vend pas ses tours et l’équilibre financier de la rénovation est mise à mal ; si classement, le projet élu par les bailleurs est remis en cause.
Les contradictions administratives, juridiques et financières sont nombreuses entre volonté de préserver des architectures exemplaires de logements sociaux et idéologies actuelles de la rénovation de l’habitat, si bien qu’il est difficile de pointer simplement du doigt les partis pris des architectes. Le cas de Nanterre fait écho à un débat plus large sur l’assujettissement des financements de l’ANRU [8] à la destruction d’immeubles de logements sociaux. Un mouvement national appelle à un « moratoire immédiat » contre les « aberrations sociales, environnementales, patrimoniales et financières des projets de démolitions de l’ANRU » [9]. À Nanterre, la tour 95 sera détruite, ajoutant 99 logements sociaux perdus aux 507 qui changeront d’usage.
Outre les arguments sociaux et sécuritaires, l’argument de l’amélioration thermique par l’optimisation de la peau est aujourd’hui irrévocable pour justifier les rénovations d’immeubles des Trente Glorieuses. Les financements de l’ANRU sont là encore conditionnés à l’obtention de labels souvent incompatibles avec le maintien de la substance du bâtiment. L’isolation extérieure est présentée comme incontournable en site habité et pour éviter de réduire la surface des logements. Sans souhaiter bien sûr que les habitants souffrent de froid l’hiver, de chaud l’été, de factures impayables et d’espaces réduits, la question se pose du bien-fondé de mesures draconiennes, qui, par exemple pour les Tours Nuages, conduisent à l’objectif de réduire de 65% à 75% les charges liées au chauffage afin qu’elles atteignent les labels Bâtiments basse consommation (BBC) rénovation et Haute performance énergétique (HPE) rénovation. 40 % des déperditions des tours sont imputables aux façades, selon les études des ingénieurs travaillant avec RVA, dont la rénovation énergétique porte aussi sur l’optimisation des fenêtres, toitures et systèmes d’eau chaude. Si les normes étaient légèrement assouplies et les calculs du diagnostic de performance énergétique (DPE) davantage adaptées au cas par cas [10], ne pourrait-on pas éviter un recours systématique à l’isolation périphérique pour certaines « passoires » à l’architecture de mérite ? Outre certaines mesures épargnant les édifices reconnus d’intérêt historique de l’isolation extérieure [11], un label spécifique au patrimoine a été élaboré à titre expérimental entre 2020 et 2023 en collaboration avec le Ministère de la Culture pour mieux faire converger intérêts patrimoniaux et écologiques [12]. Une vision y est avancée du bilan carbone global des opérations, le plus souvent éclipsée par le credo normatif de la performance énergétique. Recouvrir les 9 ha de façades des Tours Nuages est-il écologique, et plus encore en acier ?
Le concours pour la rénovation et réinterprétation des Tours Nuages demandait une intervention plastique et artistique « respectueuse d’un patrimoine remarquable et labélisé » mais aussi une part forte « d’innovation et d’expérimentation ». Dans le budget accordé, une enveloppe conséquente provient du Programme d’investissement d’avenir (PIA) opérée par l’ANRU. Il serait sévère de rétorquer ce mot de Aillaud « faute d’inventer on innove » [13], mais la question est : sur quoi faire porter l’innovation ? Sur des revêtements en inox, ou plutôt sur des matériaux d’isolation écologiques et hautement performants, donc fins, des dispositifs de manchonnage de ponts thermiques entre façade et plancher, des systèmes d’attache permettant d’accréditer un revêtement de mosaïques au vu des réglementations pour les immeubles de grande hauteur… ? Le risque des incitations actuelles par subvention est de conduire à des villes performantes à l’encontre des villes poétiques (mais néanmoins fonctionnelles) prônées par Aillaud.
Ariane Wilson est maître de conférence à l’École nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais.
Lire sur Espazium
Lire nos précédents articles