L’histoire est digne d’une tragédie grecque. Une sorte d’Electre revisité. Avec Marseille en héroïne, qui tue sa mère et épouse un promoteur de passage, Vinci le victorieux, qui va l’aider à accomplir le meurtre…
Sur le boulevard de la Corderie, en plein cœur de Marseille, Vinci, promoteur immobilier, bénéficiaire coutumier des faveurs de la municipalité, envisage de construire un immeuble. La ville lui a vendu le terrain et Vinci peut en disposer pour son projet. Mais après les premiers coups de pelleteuse, la terre dévoile un trésor sorti de l’Antiquité. La mère grecque de Marseille se révèle. Une carrière, dont la pierre a servi à construire Massalia, au VIe siècle avant J.C, dormait là-dessous.
Ailleurs, une telle découverte conduirait à l’arrêt immédiat du chantier, et à la préservation du site comme un bien patrimonial inestimable. Pas à Marseille. Ici, on ne fait pas de sentiment avec l’Histoire et on est habitué à enfouir la mémoire. La plus ancienne ville de France garde peu de traces de ses 26 siècles passés. Il y a 50 ans, quand les vestiges du port antique ont été mis au jour, le maire Gaston Defferre envisageait de les ensevelir sous un centre commercial. Une vaste mobilisation les a sauvés. Et même si aujourd’hui, ils ont plutôt l’allure d’un terrain vague en friche, ils ont été préservés.
Un site fondateur
La mobilisation qui entoure la carrière matrice de la ville est également d’une grande ampleur. Plus de 15 000 personnes ont signé une pétition afin qu’elle soit sauvegardée. Archéologues, historiens, chercheurs, disent l’importance scientifique du site, sa spécificité, ce qu’il peut apporter pour comprendre Marseille et les techniques de constructions antiques. Jean-Noël Bévérini, historien à l’initiative de la pétition, considère la carrière comme « l’acte de naissance de la ville ». L’architecte Rudy Ricciotti estime qu’« on atteint le niveau maximal de la honte ».
Car d’avril à juin, l’INRAP (Institut National de Recherche Archéologiques Préventives) mène des fouilles sur place. Des sarcophages, datant du Ve siècle avant J.C. sont mis au jour, confirmant l’intérêt exceptionnel du lieu. Les citoyens ne baissent pas les bras. Les collectifs de soutien, Communistes, Insoumis, habitants du quartier, sont rassemblés par la volonté de sauver la carrière. Certains souhaiteraient que Vinci renonce à la construction de l’immeuble, d’autres envisagent un compromis avec le promoteur, à la condition qu’un large périmètre de la carrière soit protégé.
Le compromis ou la protection
Ainsi, Sandrine Rolengo, qui représente à Marseille la Société pour la Protection des Paysages et de l’Esthétique de la France (SPEFF), explique que « l’enjeu, c’est que le caractère exceptionnel du site soit reconnu bien au-delà des limites qui ont été fixées par la ministre de la Culture ». Car face à la polémique montante, Françoise Nyssen s’est prononcée, cet été, pour sanctuariser une petite partie des vestiges, environ 600m2, sur les 4200m2 qui ont été fouillés.
Une décision prise suite à des conclusions d’experts jugeant que la totalité du site n’était pas suffisamment digne d’intérêt : le président de l’INRAP, Dominique Garcia, y précisait que ce n’était ni un monument, ni un bâtiment, mais les restes d’une carrière de pierre contenant peu d’objets, surtout des fragments, sans intérêt muséal majeur. Ce que contestent de nombreux scientifiques, persuadés, comme les citoyens, que ce sont en fait les intérêts des promoteurs qui prévalent.
Que va devenir la carrière ? Le jardin privé d’une résidence de luxe de 8 étages ? Y aura-t-il un accès public ? Le périmètre protégé va t il être élargi ? Le flou demeure… La mairie de Marseille paie le déplacement de la porte de sortie de l’école qui jouxte le chantier, laissant faire Vinci, qui ne semble pas prêt à revoir son projet. Le constructeur a barricadé les lieux, les vestiges sont bâchés pour la plupart, mais soumis aux vibrations des tractopelles et camions qui circulent quotidiennement.
Fin octobre, Samia Ghali, maire du 8e secteur de Marseille, a rencontré Françoise Nyssen. Elle affirme que la ministre a accepté de classer le site « monument historique ». Mais sur quel périmètre ? On l’ignore encore. Et même si c’était le cas, Vinci resterait propriétaire du terrain et libre d’en disposer. Seuls les vestiges seraient propriétés de l’Etat, sauvés de l’enfouissement, mais peut-être pas de la privatisation à l’usage réservé aux résidents. Un engagement ferme de la ministre pourrait garantir que la mémoire ne soit pas écrasée sous le poids du béton et de l’argent.
Jan-Cyril SALEMI
Lire dans Zibeline n° 112 du 02 Décembre 2017