L’an dernier s’est achevé un vaste chantier de restauration (2010-2014) qui a touché les grandes charpentes de la cathédrale de Bourges, classée au patrimoine mondial par l’UNESCO. Couvrant le vaisseau central sur 100 m de longueur, cette charpente fait partie des très rares exemples conservés d’une grande charpente quasi complète du milieu du XIIIe siècle d’une cathédrale gothique (ill. 1).
Cette grande charpente avait été entièrement restaurée en 1882 par l’architecte Boeswilwald qui avait eut la précaution de consolider la structure gothique par le rajout de nombreuses planches épaisses en chêne, et de limiter au strict minimum la dépose des bois d’origine. Tous les chevrons avaient été ainsi renforcés par des moises afin de contenir leur flexion et pour rectifier la pente de la couverture (ill. 2).
Hormis quelques bois du XVIIIe siècle qui méritaient réparation, la charpente gothique était donc saine et stable comme le rappelle plusieurs fois l’étude préalable de 2007. On peut dès lors s’interroger sur la pertinence d’investir 3,5 millions d’euros sur quatre années pour restaurer ce gigantesque ouvrage, couverture comprise. Faute de reprise structurelle à faire, l’objectif du chantier fut donc d’entreprendre la « dé-restauration » de la charpente gothique et de la « purger » des bois du XIXe siècle afin de revenir à l’état originel, avec même l’ambition de restituer le contreventement d’origine, démonté en 1882 et remplacé par un autre plus simple et fonctionnel.
De fait, tous les renforts du XIXe siècle furent déposés. Les moises du chevronnage, qui servaient à contenir leur flexion et à rectifier la pente, furent toutes supprimées, obligeant dès lors à combler la flèche des chevrons par des « fourrures » (ill. 3), doublant ainsi leur épaisseur dans le creux de leur incurvation pour rectifier la pente du toit. La pose de ces fourrures fut réalisée sans aucune prise en compte de la surcharge que cela représente pour des chevrons déjà fortement fléchis et pour la structure des fermes. Cette technique de la fourrure est en effet couramment préconisée par les entreprises sur de nombreux chantiers car elle permet de facturer un maximum de bois neufs, au préjudice de la stabilité des fermes.
Pour des raisons qui restent encore à justifier, de très nombreux bois du XIIIe siècle furent remplacés comme tous les chevrons des fermes principales (soit un chevron sur cinq remplacé), des jambettes et d’autres pièces. Pour la nef, ces suppressions représentent plus d’un sixième des bois d’origine, envoyés à la benne, sans aucune volonté de les réemployer ailleurs dans la charpente à des fins conservatoires. Notons que la plupart de ces chevrons, longs de 14 m, étaient en bon état de conservation, excepté parfois leur tête qui aurait pu bénéficier d’une simple greffe sur un mètre ou deux. Grâce au suivi archéologique de ce chantier, ces remplacements furent heureusement moins systématiques sur le chœur, même s’ils furent tout de même conséquents et qu’ils auraient pu être évités.
Ce chantier soulève donc plusieurs questions :
– Si son objectif était de redonner à cette charpente gothique son aspect d’origine en la « purgeant » des rajouts du XIXe siècle, que dire désormais de ces très nombreux bois sciés du XXIe siècle qui sont venus remplacer ceux du XIIIe siècle, contrevenant ainsi à l’objectif du chantier, sachant que l’intégrité archéologique et l’authenticité patrimoniale de cette charpente en revenaient avant tout à la préservation de ses matériaux d’origine ? Comment justifier le remplacement d’autant de bois du XIIIe siècle qui étaient en bon état de conservation, alors même que la restauration du XIXe siècle avait su les préserver ? Pourquoi la Conservation Régionale des Monuments Historiques et l’Inspection des Monuments Historiques ont-ils cautionné ces remplacements de bois qui constituent une atteinte grave et irréversible à l’authenticité historique et archéologique de la charpente gothique d’un monument pourtant classé au patrimoine mondial de l’UNESCO ? Des restaurations exemplaires de charpentes médiévales sont pourtant connues, sans démontage des bois d’origine, ni des modifications antérieures, avec reprises ponctuelles a minima et rajout de renforts pour conserver tous les éléments en place, même ceux en mauvais état, comme la restauration de la charpente du XIIIe siècle de la cathédrale de Meaux.
– Que penser de l’utilité et du coût d’un tel lifting alors que les installations du XIXe siècle étaient en parfait état, que celles-ci fonctionnaient convenablement, qu’elles permettaient la préservation archéologique de la structure d’origine et enfin qu’elles n’entravaient en rien la perspective, ni la beauté de cet ouvrage (ill. 1) ? Est-il nécessaire de rappeler que la doctrine du retour à l’état d’origine n’est plus d’actualité depuis fort longtemps et qu’aujourd’hui, la restauration privilégie le dernier état connu au détriment de l’unité de style ? Rajoutons que cette restauration réussie du XIXe siècle illustrait aussi l’histoire des techniques et de la restauration, et qu’elle aurait dû servir de leçon aux maîtres d’œuvre d’aujourd’hui, par son économie, son efficacité et son souci de préservation patrimonial des matériaux d’origine.
Ces questions soulevées par le chantier de Bourges reflètent malheureusement un état des lieux assez déplorable de la conservation des charpentes médiévales en France, dont la plupart restent invisibles aux yeux du public et qui ne bénéficient souvent d’aucune attention. La plupart du temps, on restaure une charpente du XIIIe siècle comme on restaure une charpente du XIXe siècle, un bois reste un bois, sans aucune appréciation de son ancienneté. Rappelons pour mémoire la « restauration » de la charpente du chœur de la cathédrale de Poitiers où 80 % des bois du XIIIe siècle, pourtant en bon état, furent remplacés, celle du déambulatoire de la cathédrale de Bayeux, où là aussi de nombreux bois médiévaux en bon état furent changés, ou encore celle de la charpente voûtée de l’hôpital de Tonnerre (Yonne) où l’intégralité du lambris du XIIIe siècle fut remplacé par un lambris neuf, alors qu’il s’agissait du plus ancien lambris connu en France, et décrit par Viollet-le-Duc. Les petits édifices médiévaux non protégés ne sont bien sûr pas épargnés comme en témoignent récemment les sauvetages in extremis de la charpente médiévale de la maison romane du 12 rue Descartes à Tours, située pourtant en secteur sauvegardé ou de celle de l’église de Vergigny dans l’Yonne.
Espérons que les services de l’Etat et les architectes prennent enfin en compte la valeur patrimoniale des charpentes médiévales lors de leur restauration, non pas en en faisant des pastiches ridicules en bois neufs, mais en sachant plutôt mettre en œuvre des techniques judicieuses pour conserver les bois d’origine et par là, préserver et respecter l’authenticité archéologique et historique des monuments.
Frédéric Epaud, Chercheur CNRS, UMR 7324 CITERES-LAT
L’architecte en charge de la cathédrale de Bourges nous a fait parvenir ce document où les choix de restauration de sa charpente sont explicités et justifiés. Nous en publions ici le texte intégral :