Les Journées du patrimoine 2019 ont sonné le glas du projet de tour plantée sur la Maison du Peuple à Clichy par une opposition sans appel du ministre de la culture Frank Riester à la surélévation de l’édifice. Moins de deux ans plus tard, le 29 juin 2021, le conseil municipal de la ville de Clichy vote le déclassement du domaine public et la cession par anticipation de la Maison du Peuple à une société à créer entre le groupe Alain Ducasse et la société financière Apsys [1] Dès le lendemain, le ministère de la Culture indique que le projet est soutenu par ce même ministère : « Le bâtiment sera ainsi entièrement restauré, réhabilité et remis aux normes par le groupe Ducasse ». Le groupe doit y installer le siège social des manufactures Ducasse et des zones de bureaux, des comptoirs commerciaux pour la vente des produits confectionnés par lesdites manufactures de production de la Maison du Peuple, un café et différents lieux de restauration dont un restaurant gastronomique et une table du chef, des lieux de formation et des lieux d’expositions permanentes et temporaires ;
Le projet est conduit par l’agence d’architectes Alain-Charles Perrot (ACMH) et Florent Richard (architecte du patrimoine) et l’agence de designers Sanjit Manku et Patrick Jouin.
L’autorisation de travaux de « restructuration » est déposée le 16 novembre 2021 et l’accord donné par la DRAC d’Ile-de-France un mois plus tard.
Intérêt général de la maison du Peuple de Clichy.
Œuvre d’architectes, d’ingénieurs et de constructeurs renommés, la Maison du Peuple de Clichy est unanimement reconnue et occupe une place majeure dans l’histoire de l’architecture mondiale. Mentionnée dans toutes les histoires de l’architecture française et dans les plus grandes histoires de l’architecture mondiale, à l’image de L’architecture moderne, une histoire critique de Kenneth Frampton [2] , faisant jusqu’à maintenant l’objet d’études monographiques [3] et de travaux universitaires [4], la Maison du Peuple illustre de manière emblématique la production de Jean Prouvé [5], comme celle d’Eugène Beaudouin, de Marcel Lods et Vladimir Bodiansky [6]. Aujourd’hui encore, elle constitue un jalon pour penser les grandes évolutions de l’architecture [7]. Monument historique depuis 1983, elle constitue par ailleurs l’un des premiers bâtiments classés sous le premier ministère de Jack Lang, qui inaugure le renouveau de la politique du patrimoine du XXe siècle.
La modularité de l’édifice, élément majeur de son intérêt architectural, disparaît.
La maison du Peuple est un témoignage iconique de la mécanisation de l’environnement des années 1930, grâce à la mise au point de mécanismes complexes. Ce bâtiment au programme novateur dans l’utilisation remarquable et ingénieuse des techniques de construction métallique légère, est le premier bâtiment multifonctionnel transformable [8].
Or, dans le projet actuel, cette flexibilité/modularité de l’édifice, au cœur de sa conception originale, est remise en cause par une densification massive des espaces libres d’origine (ajouts de structures et de planchers en particulier).
La modularité devient virtuelle dans le cas du toit ouvrant ou de la cloison mobile, voire « statique » et « tronquée » dans celui des planchers mobiles dont quelques éléments seront « définitivement rangés » dans l’armoire à plancher originelle.
Un édifice pour le peuple, dont les parties accessibles au grand public sont réduites comme peau de chagrin.
C’est avant tout un bâtiment « pour le peuple » et pour les habitants de Clichy qui est érigé avec la Maison du Peuple. En articulant une composante culturelle et associative, le programme s’inscrit dans l’histoire plus longue des maisons du Peuple, qui débute à la fin du XIXe siècle avec notamment celles de Lille ou de Roubaix.
Or, la superficie accessible au grand public (le « marché Ducasse » et les « parties communes » visibles sur le plan du rez-de-chaussée) ne représente plus qu’une superficie de 400m² soit moins de 10% de la surface projetée, au détriment des 1800 m² du marché couvert, qui devrait être fermé fin janvier 2022.
Un édifice baigné de toute part par la lumière, encombré maintenant de multiples espaces clos.
Selon la volonté initiale des concepteurs, la lumière inonde l’édifice : « quelle que soit la saison, l’éclairage et l’aération pourront être obtenus. On aura en été, un marché aussi bien ventilé et aussi clair que le marché en plein air actuel. On aura en hiver un marché clair, parfaitement abrité » [9].
La présence de la lumière comme élément central de l’espace architectural de la Maison du Peuple est fortement diminuée en raison de la densification massive des espaces libres d’origine. Ces nouveaux et nombreux espaces clos qui représentent près de 20% de la surface projeté du bâtiment sont disposés dans des boîtes indépendantes, construites le plus souvent ex nihilo et traités comme des interventions contemporaines. Elles obligent notamment à une reprise en sous œuvre sur micro-pieux,
à un renforcement important de la structure par portiques indépendants,
ou par de nouveaux poteaux soutenant les planchers, et à de coûteux systèmes d’éclairage et
de ventilation/chauffage [10]. Les nombreux accès horizontaux et verticaux à ces espaces perturbent davantage encore la perception de l’espace initial libre et ouvert et portent également atteinte à l’intégrité et à l’authenticité de cet édifice protégé, en conduisant à des percements intempestifs à travers les panneaux de cloison d’origine ou les planchers.
Un monument historique du XXe siècle est-il encore un monument historique ?
En partie restaurée entre 1995 et 2005, victime ensuite du délaissement depuis plusieurs années, la Maison du Peuple a échappé récemment à une densification verticale sous la forme d’une tour, elle n’échappe pas maintenant à une densification intérieure destructrice du vide qui constituait sa substance et des dispositifs qui lui donnaient son caractère.
Les transformations de l’édifice sont privées de conseil scientifique et des compétences de celles et ceux qui ont mis au jour sa singularité, ses caractéristiques matérielles et culturelles, ainsi que sa connaissance historique. Le passage en Commission Nationale du Patrimoine et de l’Architecture n’est pour l’heure pas prévu.
Cette opération illustre l’absence d’une politique publique dans un contexte où l’architecture du XXe siècle quitte peu à peu le champ patrimonial pour être livrée aux règles du marché, mais avec le soutien de près de 60% de subventions publiques.
L’opération en cours ne retient de la restauration que le « programme culinaire » et évacuent tous les principes d’intervention sur les Monuments Historiques sans égards pour l’intégrité de l’édifice traité comme un vulgaire contenant rempli jusqu’à l’indigestion.
Après ces travaux la Maison du Peuple retrouvera sans doute une place de tout premier rang, une place qui symbolisera la vacuité culturelle appliquée à l’héritage de l’architecture du XXe siècle.
Docomomo France/Sites & Monuments
Toutes les illustrations (© 2021 Agences Perrot et Richard / Manku et Jouin.) sont extraites du dossier de demande d’autorisation de travaux déposé à la DRAC d’Ile-de-France le 16 novembre 2021.
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