La Maison du Peuple de Clichy : un monument historique bafoué

L’actuel projet, aberrant, de surélévation de la Maison du Peuple de Clichy écrase, au mépris des règles et des normes élémentaires qui régissent les monuments historiques, un édifice patrimonial d’intérêt international, au programme d’avant-garde et à la mise en œuvre innovante. Les appétits suscités par la spéculation immobilière dans le cadre du Grand Paris sont-ils au-dessus des lois ?

Ill. 1. Maquette au 1/33e, en position ouverte présentée à la Cité de l’architecture et du patrimoine. Plexiglas et résine peints. Conception : Sylvain Le Stum 2002-2004.

 

Un programme innovant et une mise en œuvre d’avant-garde

L’histoire de la Maison du Peuple à Clichy est intimement liée au rôle joué notamment par les partis socialistes et communistes de la « Ceinture rouge » sous le gouvernement du Front Populaire. Sa construction (1935-1939) est le résultat d’une commande lancée par le maire communiste Charles Auffray pour la couverture du marché de plein air.

Ill. 2. Vue axonométrique dans la position du fonctionnement en marché. Extrait de Faces, n° 4243, automne-hiver, 1998.

L’équipe lauréate se compose des architectes Eugène Beaudoin et Marcel Lods (avec la participation d’André Sive à partir de 1937) assistés de l’ingénieur Vladimir Bodiansky et du constructeur Jean Prouvé. Le programme qui dépasse la commande initiale, est novateur et complexe. Le bâtiment, érigé pour les habitants de Clichy, réunit sous un même toit les activités publiques du quotidien avec leurs composantes culturelles et associatives, donnant un aspect monumental et spectaculaire à cette construction transformable. Situé en cœur de ville, il symbolise la ville moderne du Front Populaire. L’emploi d’éléments mobiles permettait de modifier la distribution intérieure et de répondre aux différentes exigences du programme, autour d’un marché couvert ouvert durant la journée. Le soir, les week-ends et jours fériés, une salle de 2000 personnes pouvait accueillir fêtes et meetings politiques et devenir, par un système de cloison mobile, salle de cinéma et de spectacle pour 500 personnes. A l’arrière, des bureaux étaient à disposition des sociétés locales et des syndicats. En rez-de-chaussée, le marché pouvait se tenir « en plein air », grâce aux cloisons et au plancher mobile du premier étage et au toit escamotable de la salle des fêtes, conçus par Bodiansky. La transformation du marché en salle des fêtes s’effectue en moins de trois quarts d’heure et le changement en salle de cinéma en moins de cinq minutes (fig.1, fig.2 et fig.3).

Ill. 3. Schéma de principe des automatismes. Sylvain Le Stum. 2001-2004

Ce bâtiment d’avant-garde est un des chefs d’œuvre de la planification fonctionnaliste. Entièrement transformable, il réclame une organisation architecturale très minutieuse et développe de nouveaux mécanismes complexes, jamais utilisés jusque-là dans des édifices publics. Précurseur, il annonce les recherches effectuées après 1950 sur les équipements polyvalents.

L’industrialisation sur le chantier est très poussée. Cette architecture d’acier et de tôle pliée est le premier exemple de mur-rideau en panneaux préfabriqués : l’ensemble des éléments a été dessiné, conçu et fabriqué en usine par Jean Prouvé (fig.4). Les murs, non porteurs, sont simplement suspendus à la structure. Les panneaux de façades sont constitués de deux tôles légèrement cintrées, maintenues par des ressorts et intégrant un isolant.

Ill. 4. Détail en coupe d’un raidisseur de façade avec double vitrage : verre armé, vide d’air et rhodoïd armé. Dessin Jean Prouvé, 1938-1939.

L’ossature métallique permet de dégager sur les quatre façades et sur le comble de la terrasse de larges baies qui donnent à l’édifice une luminosité exceptionnelle par un système d’éclairage latéraux et zénithal. Les doubles pans vitrés des deux éléments du comble roulant offrent une surface d’ouverture de près de 300 m2. La lumière naturelle est également réfléchie par les feuilles de rhodoïd ondulées. Le plafond translucide de ce toit mobile peut également recevoir par réflexion la lumière artificielle des projecteurs placés sur les poteaux périphériques

La Maison du peuple représente un exemple novateur de préfabrication et d’industrialisation du bâtiment, reconnu et largement salué à l’époque par toute la presse professionnelle (fig.5) et mentionné dans toutes les histoires de l’architecture française et internationale. Considéré comme un jalon incontournable de l’histoire de l’architecture moderne, elle est un « cas idéal-typique de synchronie entre modernité et modernisation » (Jean-Louis Cohen, leçon inaugurale au Collège de France, 21 mai 2014) et source d’inspiration pour des bâtiments majeurs comme le Centre Pompidou.

La restauration de Hervé Baptiste : une longue campagne inachevée

Durant près d’un demi-siècle le bâtiment tombe dans l’oubli et la disgrâce : il est peu à peu mutilé ; les façades et les fers porteurs sont couverts de rouille, l’éclairage zénithal supprimé, le plancher escamotable recouvert d’une chape de béton, les menuiseries des fenêtres remplacées par des éléments en aluminium… et faute d’entretien, chauffage, ventilation et éclairage sont lourdement modifiés. Le classement de l’édifice le 30 décembre 1983 (voir ici), reconnaissance de sa qualité exceptionnelle par le ministre Jack Lang, est annonciateur d’une nouvelle politique sur le patrimoine du XXe siècle. Mais il faut attendre près d’une décennie pour voir s’ouvrir le chantier de restauration, en 1995, après les études préalables menées par le service des Monuments Historiques et l’architecte en chef des Monuments Historiques Hervé Baptiste. La restauration des immeubles en ossature d’acier et à murs rideaux est un domaine nouveau dans le champ d’intervention des Monuments historiques. La mise en œuvre des travaux de restauration qui a pris une décennie, suit un phasage classique : de l’enveloppe extérieure, pour assurer la mise hors d’eau de l ’édifice, à l’espace intérieur. La logique de restauration n’a pas suivi la logique constructive spécifique du bâtiment, associant structure porteuse, enveloppes, partitions et réseaux. Les grandes façades vitrées ont été restaurées par des matériaux de substitution aux effets miroitants peu conformes aux originaux tandis que les panneaux préfabriqués de façades de bureaux et des marquises périphériques ont été restaurées ou restituées, « à l’identique » (fig. 6 et fig. 7).

Ill. 6. Vue d’ensemble, côté bureaux, avant restauration des façades. Etat 1990.

Cette campagne de restauration du bâtiment, après désamiantage, a permis de retrouver une enveloppe extérieure relativement conforme à son origine. A l’intérieur, une partie seulement de éléments mobiles a été restituée : comble roulant et cloison mobile, sans le plancher escamotable, un des éléments essentiels de compréhension de cette « machine ». Le chantier des éléments de second œuvre n’a pas non plus été mené à son terme, faute notamment d’accord avec le propriétaire sur la destination des étages supérieurs, encore aujourd’hui inutilisés. Les différents programmes envisagés (centre des congrès, poste annexe, salle polyvalente, médiathèque, centre d’archives, etc.) avortaient systématiquement, du fait de leur incompatibilité avec l’édifice existant. En effet, il s’agissait de trouver un usage qui permette la mise en valeur, ou tout du moins la préservation des éléments distinctifs du bâtiment et la versatilité des usages. Le bâtiment est considéré comme un simple équipement de proximité mais rejeté par la majorité des membres de la communauté. Les valeurs de ce patrimoine ne sont pas partagées par les habitants et les ambitions municipales du Front Populaire ne s’accordent plus avec les préoccupations des clichois du XXIe siècle. La greffe du « monument historique », implantée en 1983, est rejetée par une majorité de la population. La commune, trop endettée, a refusé d’attribuer sa quote-part pour financer la fin de la restauration. Faute des financements nécessaires à sa rénovation, le lieu était jusqu’à présent en sommeil, à l’exception du marché de Lorraine installé à son rez-de-chaussée.

Ill 7. Détail des panneaux de façades des bureaux, après restauration. Etat 1998.

Le projet de Ricciotti : la construction d’un « signal urbain » sur un monument historique

Ill. 8. Projet Duval / Ricciotti, LBA, Holzweg, Pierre Dufour ACMH. Coupe axiale sur l’îlot de la maison du Peuple. Octobre 2017

En 2016, l’appel à projets « Inventons la métropole du Grand Paris » est enfin l’occasion pour la commune de se débarrasser de cet objet encombrant et incongru dans une politique municipale néo-libérale menée par un maire bâtisseur, Rémi Muzeau. « Cela fait 30 ans que la ville cherche des partenaires et des projets pour ce bâtiment à l’architecture exceptionnelle. Pour nous, « Inventons la Métropole » était une opportunité inespérée », estime le maire. Le projet bénéficiera des retombées d’un programme de standing et de proximité correspondant aux aspirations actuelles de la population métropolitaine… tout en allégeant le budget municipal : le financement de l’opération n’est-il pas assuré en grande partie par un groupe immobilier ?

L’équipe lauréate, désignée en octobre 2017, menée par le groupe immobilier Duval, regroupe l’architecte Rudy Ricciotti associé à Lba + Holzweg Architectes. Elle prévoit, à proximité de la future gare de la ligne 14, la construction d’une tour de 96 m de haut en béton, édifiée à l’arrière et au-dessus du bâtiment classé Monument Historique. Cette tour s’implantera en position d’équilibre sur une des extrémités du bâtiment et « en surplomb de l’espace public » (fig.8, fig.9 et fig.10). Conçue en matériaux à haute performance énergétique, avec une façade exosquelette en béton fibré, elle accueillera un restaurant et un hôtel 4 étoiles de 100 chambres et au-dessus, une centaine d’appartements de grand luxe avec vue panoramique.

Ill. 9. Projet Duval/Ricciotti. Maquette présentée pour l’exposition des projets lauréats des concours « Inventons la métropole de Paris », Pavillon de l’Arsenal, 30 nov.2017-4 mars 2018.

La norme actuelle du velum de 21 m est facilement contournée dans la révision du Plan local d’urbanisme en classant le secteur comme zone UH qui a vocation à accueillir des « pôles d’architecture contemporaine », spécialement dédiés aux entrées de ville et permettant un dépassement de près de quatre fois la hauteur actuelle autorisée ! Cette révision va transformer d’un coup de baguette magique ce quartier classé auparavant en centre-ville, en « entrée de ville » pour bénéficier des dérogations des règles de hauteur ! Mieux encore, cette révision voudrait nous faire croire que la masse de cette immense tour élevée à près de 100 mètres de haut n’aurait aucune incidence environnementale : aucune ombre portée ni sur les habitations alentour ni sur la lumineuse Maison du Peuple et son éclairage zénithal !

La « modernité » de la Maison du Peuple du XXe siècle s’insère avec discrétion dans le tissu urbain de la ville en respectant le gabarit des immeubles environnants. Cette modestie est de peu de poids face à l’arrogance des tours du XXIe siècle, vitrines et emblèmes de la nouvelle mondialisation libérale, donnant une image plus valorisante pour la Métropole du Grand Paris et les habitants de Clichy. L’orgueilleux signal urbain constitué par la nouvelle tour permettrait – selon les déclarations des concepteurs - d’« entrer en dialogue avec celle de la Cité judiciaire des Batignolles située à la Porte de Clichy » (sic).

Ill. 10. Projet Duval/Riciotti. Dessin en perspective 3D. donnant l’illusion d’une tour adossée et non au-dessus de La Maison du Peuple. Octobre 2017

Enfin, pour faire bonne figure, l’équipe s’est également associé les talents de l’architecte des Monuments Historiques Jacques Moulin, le « promoteur » de la nouvelle tour de la basilique de Saint-Denis et le nouveau « restaurateur » de la Maison du Peuple. Celle-ci affiche un programme ambitieux, porté par le groupe Duval, qui s’articule autour des « recettes à la mode » : la cuisine et la culture. Le rez-de-chaussée sera dédié au pôle « fooding et services » avec un marché alimentaire orienté vers les petits producteurs, un espace de 600 m² comportant des échoppes et des grandes tables qui seraient exploitées par un grand cuisinier, une épicerie générale haut de gamme et un restaurant, ainsi que divers services : halte-garderie, librairie, caviste et boulangerie, espaces de co-working. Au premier étage, consacré à la culture, on prévoit des espaces d’exposition, de projection et de concert mais aussi un espace de présentation des collections permanentes du Musée national d’art moderne - Centre de création industrielle du centre Georges-Pompidou. Les éléments mobiles seraient donc remis en service pour permettre la restauration totale de la modularité du lieu. A ce stade du projet, on évite soigneusement de parler du problème des reprises obligatoires des fondations en sous-œuvre et de la création de plusieurs niveaux de parking en sous-sol qui seraient susceptibles de fragiliser le monument historique.

Le tonitruant Ricciotti, connu pour être un grand pourfendeur de normes en tous genres (voir ses pamphlets sur la Haute Qualité Environnementale par exemple) aurait-il succombé aux affres du capitalisme néo-libéral de l’immobilier ? La position de l’architecte est ambigüe : défendeur du patrimoine à ses heures (ex. : site de la Corderie à Marseille) et associé à un architecte en chef des monuments historiques, aurait-il oublié les contraintes élémentaires d’un édifice classé ? Le Ministère de la Culture qui joue depuis quelques années le rôle de la Grande Muette sur de nombreux dossiers touchant au Patrimoine du XXe siècle trouvera-t-il la force d’arrêter le prochain massacre d’un élément remarquable de ce Patrimoine, de renommée internationale, chapeauté par une prétentieuse tour-signal, elle-même alibi pour la restauration ? Le Ministère restera-t-il insensible au chantage exercé par les investisseurs privés qui viennent au secours de l’Etat et des collectivités pour restaurer les bâtiments et sites patrimoniaux en déshérence, aujourd’hui la Maison du Peuple à Clichy, demain l’Ecole de plein air de Suresnes ou l’Ecole d’architecture de Nanterre ?

Bernard Toulier, Conservateur général honoraire du patrimoine, administrateur de Sites & Monuments

Le dossier de l’enquête publique a été mis en ligne. Vos observations peuvent être déposées jusqu’au 4 mai 2018 sur le site internet suivant :

Participer à l’enquête publique

Je remercie pour leur collaboration les architectes Leyla Beloucif et Caroline Bauer, maître-assistante à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture et de Paysage de Lille et Docomomo France.

Pour en savoir plus :
 Toulier Bernard, « La maison du Peuple à Clichy : premier exemple de mur rideau en panneaux préfabriqués. Restituer une machine architecturale aux multiples usages », Architecture et patrimoine du XXe siècle en France, Editions du Patrimoine, 1999, p. 284-287.
 Leyla Beloucif, « Maison du Peuple, Clichy », Marcel Lods (1891-1978). Visions croisées sur l’homme et l’œuvre. Cité de l’architecture et du patrimoine, Expositions virtuelles, 2017 (voir ici).
 Consulter la fiche d’inventaire Docomomo