Les vicissitudes liées au contexte sanitaire ont entraîné des retards dans de nom-breux chantiers de restauration, avec pour conséquence une diminution du nombre de dossiers de candidature. Pour la première fois, cinq dossiers seulement ont été déposés. Quatre émanaient de particuliers et un d’une association, cinq dossiers de qualité, présentant des restaurations d’ampleur et de nature très différente, analysés par le jury à l’aune des menaces pesant sur le second œuvre.
En préambule, il faut rappeler l’importance des ouvrages de second œuvre et souligner leur fragilité : ils sont pour l’essentiel la partie visible de tout édifice, tant pour les façades que pour les intérieurs. Susceptibles d’être rapidement détruits ou renouvelés souvent pour d’apparentes bonnes raisons, leurs modifications travestissent l’intention des créateurs ou plus simplement le caractère d’un lieu. À cela s’ajoute la menace réglementaire : la psychose thermique, qui conduit à culpabiliser les malheureux occupants et les pousse à remplacer les huisseries anciennes en bois au lieu de les restaurer et à « encoconner » les maisons. Un marché s’est ouvert et, au prétexte que l’isolation par l’extérieur a un meilleur rendement, nombre d’entreprises proposent d’ajouter aux bâtiments un « manteau pour l’hiver ». Sans contester ce besoin, nous devons être soucieux d’en limiter les dégâts sur les bâtiments anciens. Nous devons également renouveler notre mise en garde sur l’utilisation des matériaux prêt-à-l’emploi. Outre qu’ils marginalisent la connaissance du métier pour les professionnels, ils contribuent largement à la banalisation des paysages.
Le jury a retenu cette année les trois dossiers présentés ci-dessous.
La ferme restaurée par Sébastien Milleville est un vaste et simple bâtiment situé à Pair-et-Grandrupt (Vosges), avec une façade en grès rose enduit à la chaux et un toit de tuiles. Elle affiche clairement son âge — l’an XI (1802–1803) — sur la pierre de la façade, sur l’imposte de la porte du logis et sur un macaron représentant un faisceau des licteurs entouré d’une hache, d’un bonnet phrygien et d’une couronne de laurier. Si les tuiles actuelles datent du XIXe siècle et les fenêtres du rez-de-chaussée du premier quart du XXe, les quatre fenêtres du premier étage et les quatre autres plus petites au second datent du premier quart du XIXe, certaines probablement de l’an XI. Elle est l’une des plus grosses fermes monoblocs subsistant dans les Hautes Vosges, avec son logis intégré au volume global et ses quatre travées : grange, étable, porcherie et écurie à bœufs. L’époque de construction correspond probablement à un renouveau agricole au moins régional. De ce point de vue, la ferme est un jalon de l’histoire locale, voire nationale, au lendemain de la Révolution.
Animé par sa passion pour la sauvegarde du patrimoine, le propriétaire, restaurateur de mobilier, a décidé d’effectuer lui-même les travaux avec sa famille. Il a cependant demandé conseil auprès d’un fabricant artisanal alsacien de chaux naturelle pour les enduits et maçonneries et fait appel à un professionnel local pour le remplacement des zingueries de la toiture, qui n’étaient plus étanches. Il a souhaité prendre le temps d’observer et ne pas se précipiter sur les actions à mener afin de ne pas risquer d’intervenir trop lourdement, et ainsi supprimer une partie de l’intégrité et de l’histoire du bâtiment. Le critère financier a été également un élément de décision. Afin d’en conserver au maximum l’aspect authentique, il a d’abord cherché à retracer l’histoire de la maison, de ses matériaux, des ajouts et de ses différents occupants : consultation des archives départementales, de l’inventaire général du patrimoine culturel… et des « anciens » du village.
Le jury a particulièrement apprécié la scrupuleuse rigueur avec laquelle a été traitée la restauration des menuiseries. La facilité aurait pu inciter Sébastien Milleville à remplacer les menuiseries délabrées. Le parti pris a été tout autre. Les parties disparues ont été reconstituées à partir d’éléments anciens déposés et retrouvés dans le bâtiment même. Trois fenêtres retrouvées dans la grange à foin et dans une remise ont été réintégrées au premier étage. Les vitrages ont été démontés, le mastic ne faisant plus son office de maintien pérenne des verres et des joints contre la pluie. Tous les bâtis de la façade ont pu être conservés, en consolidant certains assemblages plutôt qu’en changeant toute une partie d’un montant ou d’une traverse. Un fléau en bois servant de système de fermeture a dû être recréé car manquant. Certains carreaux de vitres trop endommagés ont dû être remplacés mais l’ont été avec des verres anciens. Ils ont été refixés avec des pointes en métal et un mastic à base d’huile de lin et de carbonate de calcium.
La même rigueur a été mise en œuvre pour retrouver la couleur des peintures d’origine des menuiseries. Faute de moyens techniques, il n’a pas été possible de faire des prélèvements d’anciennes traces de peinture pour identifier les compositions exactes des pigments d’origine. Des constats visuels ont cependant permis d’identifier des traces des peintures d’origine et des témoins des anciennes couleurs ont été conservés. Un bleu visible sur une fenêtre à petits carreaux encore en place sur la façade, datant vraisemblablement de la construction de la ferme, a été pris comme référence pour les fenêtres : la teinte a été obtenue par un mélange de terres et de pigment, un bleu de Prusse, avec un liant à base d’huile de lin.
Dans le même esprit de préservation des éléments d’origine, tous les volets ont été conservés : ils ont été consolidés avec des taquets de bois et des platines métalliques, ce qui a permis de conserver tous les bois présents. Il n’a pas été possible de déterminer la couleur des peintures anciennes, trop lessivées par les intempéries. Une couleur gris clair, à base de terres et ocres mélangés avec une huile de lin, a été choisie.
Le jury a également été sensible à l’amélioration des conditions thermiques, réalisée sans altérer l’authenticité des éléments extérieurs d’origine : un fenêtrage intérieur à double vitrage a été installé sur toutes les fenêtres — celles de l’an XI comme les plus récentes — avec un châssis en bois fixé sur les murs et isolé avec de la fibre de bois. De même, la porte d’entrée, qui date des années 1990, a été conservée. Une structure en bois y a été fixée, des panneaux de fibre de bois servant d’isolant. D’anciennes planches retrouvées dans le grenier à foin ont été mises en forme et appliquées sur la structure. Elle a été peinte en bleu avec le mélange utilisé pour les fenêtres.
D’autres éléments de second œuvre ont bénéficié de la rigueur du propriétaire. La calade existante devant la maison a été étendue… avec des galets recherchés dans le tout venant d’une ballastière à 15 kilomètres de la ferme, triés un par un pour qu’ils aient une morphologie la plus proche possible de celle des pierres de la calade ancienne.
Pour parachever ces deux années de travaux, la treille disparue a été recréée à partir de photographies anciennes, de traces sur les enduits et d’un reste de quincaillerie de maintien encore en place. La façade a recouvré son visage d’antan. Deux pieds de vigne prospèrent aujourd’hui sur la treille retrouvée.
Le dossier présenté par Dominique Guillot et Dominique Paris portait sur la restauration générale, en 2020, d’une ancienne maison de jardinier située à Herblay (Val-d’Oise). Construite autour de 1815, la maison faisait à l’origine partie des dépendances du château dit « de l’Église » à Herblay. Elle a été transformée en écurie vers 1890 : elle a été surélevée, un pignon a été ajouté côté sud, les baies du rez-de-chaussée côté ouest ont été bouchées, des enduits en plâtre en faux colombage, typiques du goût de l’époque pour une architecture rurale idéale, ont été réalisés sur deux pignons, les enduits des deux autres pignons étant de facture plus simple. Le bâtiment actuel, de plan rectangulaire, est constitué de trois niveaux, avec au rez-de-chaussée une grande pièce faisant office d’écurie et qui a conservé ses stalles en bois, le premier étage abritant le lieu de vie des palefreniers et le grenier étant dévolu au stockage du fourrage.
Un des volets de la restauration — la réfection des enduits de façade en plâtre — a particulièrement attiré l’attention du jury car il concerne un des aspects les plus caractéristiques du second œuvre : l’épiderme extérieur des bâtiments. Le jury a salué la démarche adoptée pour la réfection de ces enduits et apprécié la rigueur archéologique et technique avec laquelle celle-ci a été préparée et mise en œuvre.
Afin de s’assurer d’une restitution fidèle, un relevé général de l’état existant (plans et façades) a été réalisé en amont par Aurélie Randon, architecte du patrimoine, en charge des travaux de restauration. Celle-ci a par ailleurs fait appel à Tiffanie Le Dantec, également architecte du patrimoine et titulaire d’une thèse de doctorat sur les enduits de façade en plâtre d’Île-de-France, qui a réalisé une étude très complète sur les enduits de la maison, incluant notamment :
– un rappel du contexte historique et des documents iconographiques existants, ainsi que les travaux qui se sont succédé, de manière à identifier la « peau » d’origine de l’édifice ;
– un rappel géographique, avec un repérage des carrières de gypse-plâtre qui ont peut-être approvisionné le chantier d’antan, ainsi que l’identification d’une « famille » typologique des « maisons en plâtre » local ;
– une identification des types de plâtre qui enduisent la façade actuelle grâce à une observation sur place et des sondages destructifs ponctuels. Cette observation a permis de dresser le portrait technique des enduits — épaisseur, nombre de couches, couleur, outils utilisés, technique d’accroche au support, observation d’une polychromie de surface sur des parties non modifiées par la transformation de 1890 — et de proposer ensuite des pistes de datation ;
– un état sanitaire et un relevé des pathologies du plâtre, souvent lié à l’état de la maçonnerie et à une mauvaise protection contre l’eau. Une application de compresses de dessalement sur la partie basse a ainsi été recommandée.
Le jury a été vivement intéressé par cette étude des enduits anciens en plâtre que l’on ne trouve que dans les régions de production. Ce matériau perdait en effet beaucoup de ses qualités avec le temps, d’où son emploi principalement autour des lieux de production, dont la région parisienne, l’un des plus importants centres de production à l’époque du chantier. L’emploi du plâtre s’est ensuite généralisé avec le développement du chemin de fer et l’amélioration des transports.
Le jury a été particulièrement sensible à la décision prise par les propriétaires de restaurer les façades du bâtiment dans le respect des styles existants, en particulier les parements enduits avec leur faux colombage en plâtre. La restitution à l’identique des enduits en faux colombage exigeait une parfaite maîtrise des techniques de mise en œuvre du plâtre, notamment pour les parties saillantes qui devaient présenter des arêtes à angles droits bien dessinées et non cassantes. Contrairement à l’ancienne technique qui consistait à réaliser les modénatures postérieurement à l’enduit de façade, conduisant avec le temps au décollement, l’entreprise de maçonnerie a opté, dans le but d’une meilleure solidité et cohésion, pour la réalisation du faux colombage dans la foulée immédiate de l’application du plâtre en façade. Les modénatures du premier niveau de relief ont été moulées entre des tasseaux en même temps que le revêtement de façade ; les modénatures du second niveau ont été sculptées à la berthelée avant séchage du plâtre. Le travail était complexe. La restitution a été à la hauteur des attentes.
L’Association des amis de l’église de Saint-Julien-le-Pauvre (Bernay-en-Champagne, Sarthe) a présenté un dossier sur la première phase de restauration de trois retables en terre cuite, œuvres anonymes du XVIe siècle, représentant des scènes du Nouveau Testament : la Nativité, la Cène et la Mise au tombeau. Ces retables, d’une grande finesse d’exécution, ornent depuis près de cinq cents ans cette église du XIe siècle, remaniée au XVIe. Ils sont protégés au titre des monuments historiques depuis 1908. Les destructions de la Révolution, l’œuvre du temps et la modernisation des églises au XXe siècle ont privé le Maine de nombre de ses sculptures en terre cuite. Les retables de l’église Saint-Julien-le-Pauvre constituent un témoignage remarquable de l’histoire de cette province et de ses traditions artistiques.
L’action de l’association a été déterminante pour lancer avec la commune le projet de restauration de ces retables exceptionnels mais très altérés, dont la terre cuite était fissurée par endroits et la peinture craquelée, abimés par des restaurations antérieures et recouverts au XIXe par un badigeon blanc à liseré doré. Au siècle dernier deux très belles têtes d’apôtres de la Cène avaient été égarées après un déménagement de la mairie de Neuvy-en-Champagne et malencontreusement remplacées par des têtes en résine dont l’effet était malheureux. Elles avaient été retrouvées il y a une quinzaine d’années mais n’avaient pas été remises en place.
Les membres du jury ont été vivement intéressés par le protocole défini pour la restauration des retables et ont apprécié la qualité du travail réalisé en 2020. La remise en place des têtes sur le retable de la Cène a été conduite par Valérie Thuleau, restauratrice, au moyen de goujons en fibre de carbone. Celle-ci a également réalisé, en collaboration avec Marie Gouret, restauratrice et spécialiste des polychromies, une étude détaillée des retables qui a permis de confirmer la présence de polychromies sous les repeints du XIXe : après fixation des zones à étudier, trois niveaux de repeints ont été identifiés et cinq sur l’un des retables. L’étude a malheureusement révélé que des remontées humides dans le gros œuvre de l’église portaient gravement préjudice aux retables, en raison d’un problème de drainage des eaux de pluie autour de l’église. Le badigeon blanc du XIXe a accentué le phénomène en emprisonnant cette humidité.
Avant de mettre en œuvre la seconde campagne de restauration des retables, il sera donc indispensable d’engager d’importants travaux d’assainissement de l’église, notamment sur les enduits extérieurs en ciment apposés dans les années 1940. Des sondages ont été effectués et des devis réalisés. Étant donné l’ampleur des travaux et les ressources limitées de la municipalité, ceux-ci devront se dérouler par tranches et sur une longue durée. Le jury a pour cette raison souhaité saluer la réalisation de cette première phase ainsi que l’action de l’association pour faire connaître ce patrimoine exceptionnel et rechercher les financements nécessaires. La seconde phase est amorcée. Les Amis de l’église Saint-Julien-le-Pauvre ne comptent pas s’arrêter en chemin.
Imprimer l’article de la revue Sites & Monuments n° 228-2021