« La galerie où les amis
Venaient faire joyeuse chère
Abrite en ses lambris moisis
Cloportes et chauve- souris (...)
Au château s’émiette la pierre
L’herbe pousse entre les pavés »
La Ballade de la ruine écrite par Charles Cros dans le dernier tiers du XIXe siècle est contemporaine du prestigieux château de Boulogne qui apparaît aujourd’hui comme un fantôme au fond du parc Edmond de Rothschild. Acheté en 1817 au banquier Davilliers, le domaine comprend un pavillon du XVIIIe siècle, le pavillon Buchillot aujourd’hui réhabilité en Musée Paul Belmondo et le château reconstruit par l’architecte Joseph-Armand Berthelin entre 1855 et 1861. Le château est conçu, et c’est un fait pionnier à l’époque, dans le plus pur style Louis XIV : un corps de logis rectangulaire cantonné de deux pavillons en légère saillie couverts de hautes toitures à quatre pans coiffées d’ardoise. Les combles sont percés d’oculi et d’œils-de-bœuf moulurés. Cette sobriété des formes répond à la munificence du décor : sur les deux façades, les paires de colonnes en marbre rouge du Languedoc sommées de chapiteaux en marbre blanc soutiennent des balcons en saillie qui évoquent immanquablement la cour de marbre du château de Versailles. Une verrière métallique avec colonnettes et lambrequins soulignait les lignes de la façade d’entrée décorée de panneaux de mosaïques colorés. La distribution intérieure suit un plan classique, le rez-de-chaussée uni par une grande galerie desservant deux salles à manger, un grand et un petit salon, une bibliothèque, un vestibule et un « salon Boucher » orné de toiles du maître. L’étage supérieur accueillait les espaces d’habitation et celui des combles, les espaces réservés aux domestiques.
La décoration intérieure du château est confiée à l’aquarelliste et peintre militaire Eugène Lami : il avait été le conseiller du duc d’Aumale à Chantilly dont il refit les Petits Appartements et du duc de Nemours aux Tuileries. Sa culture de l’objet, du décor et sa connaissance de l’architecture en firent l’un des premiers « architectes d’intérieur » dans la droite lignée d’un Charles Lebrun à Vaux-le-Vicomte ou Versailles. Un ensemble d’aquarelles, conservé au Musée des Arts Décoratifs, nous renseigne sur ce que purent être les plafonds peints, les boudoirs, le vestibule. Matériaux précieux, polychromie, citations prestigieuses (le projet de grand vestibule évoque le Salon de Vénus de Versailles) composent des pièces d’apparat typiques de ce que la fortune critique appellera le « goût Rothschild ». Deux photographies présentées dans l’ouvrage de référence de Pauline Prévost-Marcilhacy montrent le salon en 1975.
Bien peu de documents peuvent aujourd’hui nous aider à recomposer mentalement ce que furent les intérieurs du château de Boulogne. Anecdotes du faste passé, deux des niches en pierre de Tonnerre, d’inspiration baroque, de la grande salle à manger avec leurs coquilles, le fronton circulaire et les pilastres bagués sont encore visibles. Les murs de cette pièce étaient recouverts de cuir de Cordoue, artifice que l’on trouve également au château de Ferrières. Une aquarelle conservée au Musée des Arts Décoratifs renseigne sur ce qu’a pu être le plafond de cette pièce centré d’un écu et orné de trompe l’œil rappelant le Salon de Vénus de Versailles.
Le parc du château qui rejoignait la Seine fut conçu par Joseph Paxton, l’architecte du Crystal Palace, de Ferrières et de Mentmore. Assisté de Loyre, qui conçut le Jardin de la Société d’Horticulture à l’Exposition Universelle de 1855, il associa des abords immédiats constitués de parterres à la française, qui auraient été dessinés par Eugène Lami, et un parc paysager à l’anglaise. Le parc n’eut de cesse d’être enrichi : un étang de deux hectares, des rochers, cascades et cascatelles, statues et vases de marbre blanc. En 1879, la Société d’Horticulture le décrivit comme « l’un des parcs les plus grandioses, les plus accidentés et les mieux ornés des environs de Paris ». Le château en lui-même s’accompagnait d’ailleurs de constructions allant d’élégants pavillons de communs, à un kiosque de rocaille, un chalet suisse, des serres et même une ferme formant un espace horticole d’une remarquable variété.
Le château connut alors une ère de faste et de fêtes qui fera dire au poète Heinrich Heine, habitué du lieu et ami intime de la famille : « dans ce moment, l’étoile Rothschild est au zénith de son éclat » allant jusqu’à comparer le baron James au roi Louis XIV en personne. Ils entrent en effet enfin en faveur auprès de l’empereur Napoléon III qui passe beaucoup de temps à Saint Cloud et fait aménager le bois de Boulogne. Pendant deux générations, les grands hommes politiques tels qu’Adolphe Thiers, Guizot, puis Georges Clemenceau furent reçus au château. Il en fût de même pour les artistes : Ary Scheffer, Bonington, Descamps, Edouard Dubufe et les musiciens Rossini et jusqu’à Chopin professeur de piano de la fille aînée du « grand baron », Charlotte, à qui il dédia une de ses plus célèbres valses. Dans les dernières années du XIXe siècle et jusqu’aux années 1930, Edmond de Rothschild, fils de James et Betty enrichit encore le château de meubles et œuvres d’art, collectionne les dessins et dote le parc d’un étonnant jardin japonais.
C’est à sa mort, en 1934 que le château commença de tomber en déshérence. Les conflits ne profitent jamais aux édifices et pendant l’Occupation, la Kriegsmarine s’installe au château de Boulogne. Il est d’abord dévalisé : la plupart des peintures de François Boucher et de Gerard de Lairesse ainsi que des pièces de mobilier sont envoyées en Allemagne, certaines pièces pour la collection personnelle d’Herman Goering. A la Libération, c’est au tour des troupes alliées américaines d’investir le lieu qui fait alors office de centre de transit. Les boiseries dorées des salons, les lambris du vestibule, la pagode japonaise sont utilisés sans état d’âme comme bois de chauffe pendant que tanks et véhicules lourds saccagent roseraies, marronniers et parterres dans le parc. A leur retour, les Rothschild contemplent consternés l’ampleur des dommages. Ils quittent le château pour ne plus y revenir.
Le château déserté, le parc est la proie de sévères amputations. Le Ministère de la Reconstruction décide contre l’avis de la commission des sites et malgré l’opposition farouche de Miriam-Alexandrine, dernière héritière d’Edmond qui parvient à faire classer le site en 1951, de l’annexion de six hectares pour la reconstruction de l’hôpital Ambroise Paré. Le projet mené à bien à partir de 1969 entraîne avec lui des pertes irrémédiables : l’orangerie, le pavillon du Régisseur, les serres, la roseraie, la ferme disparaissent à jamais.
Puis en 1973, c’est la construction du raccordement de l’autoroute A13 au boulevard périphérique qui sonne le glas de l’intégrité d’un domaine centenaire. Le château de Berthelin est définitivement coupé du pavillon Buchillot, cette petite folie néoclassique que James avait acquise en 1857. Seuls seize hectares sur les trente d’origine appartiennent encore à la famille. Le château Rothschild n’est désormais plus qu’une ombre. C’est cette ombre que Marguerite Duras magnifie dans India Song en 1974 puis dans Son Nom de Venise dans Calcutta déserte : vidé, meurtri, l’édifice conserve toutefois sa majestueuse distribution, son escalier d’apparat, le fameux escalier en fer à cheval à double courbure ouvrant sur le parc, quelques traces troublantes d’un faste passé qui incarnent selon Duras le suicide de son héroïne, Anne-Marie Stretter.
Le dernier Rothschild à être propriétaire du domaine de 1965 à 1979 est le baron Edmond, neveu de Miriam-Alexandrine. Il s’en désintéresse, fait don des quinze hectares de parc restant pour 1 franc symbolique à la ville de Boulogne. Aucun des projets de rénovation du château ne parvenant à voir le jour, celui ci est vendu en 1986 par l’intermédiaire de la société néerlandaise Jogo au cheik Khalid Abdulaziz al Ibrahim, gendre du roi d’Arabie Saoudite. Malgré des promesses réitérées en 1997 puis en 2003, aucune opération de sécurisation ou de restauration n’est entreprise : un premier incendie en 1993 engendre un arrêté de péril imminent. Le château est toutefois inscrit à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques en 1997. Un second incendie ravage l’édifice en 2003. Un second arrêté de péril imminent est pris. Sans conséquences. Des idées tantôt extravagantes, tantôt insolites germent dans les esprits : hôtel de luxe, ambassade de Chine, fondation Christian Dior et s’éteignent tout aussi vite. Le château poursuit un sommeil cruel et forcé.
Maintes fois pillé, squatté, il voit ses toitures s’effondrer avant d’être bâchées, sa façade taguée avant d’être murée, son accès envahi par les ronces et les broussailles avant d’être grillagé. Il amuse de temps à autre des noceurs clandestins qui le font « revivre » le temps d’une nuit. Les derniers vestiges de décor sont arrachés par les vandales et par le temps. Pourtant, les pièces ont gardé leurs nobles proportions bien qu’on peine aujourd’hui à reconnaître le salon Boucher ou la chambre de Betty tant les destructions sont terribles. Ci et là, un chapiteau aux initiales du baron James, des oculi moulurés, des bases de colonnes éclairent les esprits initiés sur le palais qui fascina autant Chopin que Duras. Pour les autres, c’est une étrange ruine qui se dresse au milieu du parc.
Un projet de la dernière chance semble cependant se profiler, mené par la patience d’associations locales parmi lesquelles Boulogne Patrimoine. On n’ose y croire. Le propriétaire pourrait accepter de céder à la ville le château moyennant l’autorisation de réaliser un complexe immobilier qui financerait les coûts de la restauration (qui s’élèveraient selon Bernard Mayrand, président de Boulogne Patrimoine, à 30 ou 35 millions d’euros). 80% des toitures sont à reprendre de même qu’une très large partie des façades et des planchers. Sur les 7000 m2 jouxtant le château, déclarés constructibles par le plan au sol de 1983 dans le cadre de l’aménagement du parc acquis par la Ville, seuls environ 1540 m2 sont réellement exploitables et la commission des sites a donné son accord en 2011 pour un réaménagement du parc.
Le président du Conseil Général des Hauts de Seine disait rêver il y a quelques années d’une « vallée de la culture s’ordonnant autour de la Seine", à la manière d’un Napoléon III qui transforma le bois de Boulogne et fit lotir le Parc des Princes à l’orée du château du grand baron. Le renouveau du musée Albert Kahn, la transformation de l’Ile Seguin sont autant de projets coûteux voire ruineux, contestables voire condamnables. Mais sur le domaine Rothschild, pas un mot. Cette famille a pourtant offert, à ce jour, plus de soixante mille œuvres aux musées de France. Les grands mécènes du passé ne méritent-ils pas les égards que l’on accorde si facilement à ceux du présent ?
Oriane Beaufils