Liquidation d’un patrimoine national à Grignon

Ensemble de sièges de Jean-Baptiste Sené (1748 - 1803) composé d’un canapé, de 2 bergères, de 4 fauteuils à la reine, de 10 cabriolets et de 3 chaises (vente des domaines du 15 juin 2022, lots 309, 336, 337 et 338). Photo Domaines.

Grignon n’est pas une demeure ordinaire : elle appartenait à François Ier, puis à Henri II qui en fit don à Diane de Poitiers. En 1582, le domaine fut vendu à Pompone I de Bellièvre (1529-1607), surintendant des finances d’Henri III et resta dans sa famille pendant tout le XVIIe siècle. Le château actuel fut alors édifié. Le domaine fut par la suite cédé, en 1686, aux Pottier de Novion qui le conservèrent jusqu’à la fin de l’Ancien Régime.

Estampille de J.B. Sené (Me en 1769, mort en 1803) et marque S.A.G (apposée entre 1849 et 1867) des sièges de Grignon.

Le mobilier d’un maréchal d’Empire

Le domaine fut cédé en 1796 par Anne-Marie Potier de Novion, épouse de Galard-Béarn, pour 78 000 francs à Pierre-César Auguié, receveur général des finances et administrateur général des Postes, qui y maria sa fille en 1802 au futur maréchal Ney. L’histoire Impériale de Grignon se poursuivit avec la revente en 1803 pour 260 000 francs du domaine au général Jean-Baptiste Bessières, élevé l’année suivante à la dignité de maréchal d’Empire et fait duc d’Istrie en 1809. Celui-ci fit réaliser en 1812, un an avant sa mort en Allemagne à la bataille de Lutzen, d’importants travaux à l’intérieur du château, mettant en place les beaux décors toujours visibles [1].

Fauteuil à la reine estampillé Jean-Baptiste Sené (1748 - 1803), issu de la vente des domaines du 15 juin 2022 (partie du lot 309). La garniture des manchettes mise en place à Grignon a été conservée. Collection privée, Angleterre.
Console à marbre bleu Turquin associée au mobilier de Jean-Baptiste Sené, vendue par les domaines du 15 juin 2022 (lot 245), puis revendue à Drouot le 8 novembre 2022 (lot 155). Vers 1780. Photo SVV Daguerre.

L’inventaire après décès du maréchal Bessières, mort en 1813 à la bataille de Lutzen, recense, dans le garde meuble situé sous les combles du château de Grignon,

« un meuble de salon composé d’un canapé, deux bergères, huit grands fauteuils meublants, six cabriolets, quatre chaises et deux voyeuses à dossier en lyre le tout en bois doré foncé de crin et plumes et couvert en tapisserie de Beauvais prisé la somme de quatre cents francs ». Suivait immédiatement la description d’une « console sculptée et dorée en bois garnie de sa tablette en marbre bleu Turquin » [2].

Cette description est très proche de celle d’un inventaire de 1826 (si l’on admet la perte, au cours de ces treize ans, des voyeuses et de l’une des quatre chaises).

Inventaire après décès du maréchal Bessières au château de Grignon en 1813.

En effet, au moment de la cession du domaine par la veuve du Maréchal, le contenu de l’« appartement de Monseigneur le duc », se trouvant au premier étage, est à nouveau inventorié. Selon l’« État du mobilier du château de Grignon vendu avec la propriété », dressé le 17 juin 1826, l’appartement était composé d’une chambre à coucher, d’un cabinet et d’un salon de compagnie, pièce dans laquelle étaient notamment inventoriés

« six bergères, dix fauteuils, un canapé en tapisserie, trois chaises, une console dorée à dessus de marbre » [3], etc.

La mention en 1813 d’une "couverture en tapisserie" correspond à l’inventaire de 1826 et celle d’un marbre bleu Turquin à celui de la console revendue par la SVV Daguerre. Les dossiers en lyre des voyeuses, typiquement Louis XVI, plaideraient en la faveur d’un mobilier alors relégué au grenier car démodé. Peut-être avait-il été acheté par Bessières avec les murs du château à la famille Auguié ?

Inventaire des meubles cédés avec le domaine de Grignon au roi Charles X en 1826.

L’inventaire de 1826 désigne très certainement l’ensemble de 20 sièges Louis XVI estampillés Jean-Baptiste Sené (1748 - 1803), composé d’un canapé, de 2 bergères, de 4 fauteuils meublants (confondus dans l’inventaire avec des bergères), de 10 cabriolets et de 3 chaises vendu par les domaines le 15 juin 2022 (lots 309, 336, 337 et 338) avec une console dorée à dessus de marbre (lot 245), revendue par la SVV Daguerre à Drouot le 8 novembre 2022 (lot 155).

Ce dernier inventaire fut réalisé quelques jours avant que le domaine ne redevint royal, lors de son acquisition par Charles X le 27 juin 1826 à l’audience des criées du tribunal de la Seine. Il est signé conjointement par « La Maréchale Duchesse d’Istrie », veuve depuis 13 ans, et son fils, 2e duc d’Istrie, et contresigné par le duc de Douteauville, ministre secrétaire d’État du département de la maison du Roi.

Un mobilier royal par incorporation

C’est sur ordre de ce ministre que, le 27 août 1826, le conservateur des domaines du roi Marquet vint

« prendre possession au nom de la Couronne de la terre de Grignon et ses dépendances (y compris le mobilier qui est dans l’inventaire fait le 17 juin 1826) ».

Le mobilier du maréchal devint, à cette occasion, royal.

Intégration du mobilier cédé avec le château de Grignon au mobilier royal en 1826.
Intégration du mobilier cédé avec le château de Grignon au mobilier royal en 1826.

Le 17 mars 1827 le roi Charles X donna à bail pour 40 ans le « domaine Royal de Grignon avec toutes ses dépendances mobilières et immobilières » à une société anonyme, dénommée « Société royale agronomique » ou « Institution royale agronomique » dont les actionnaires étaient issus des plus grandes familles du royaume.

Il s’agissait de « convertir le Domaine Royal de Grignon en une ferme-modèle pour les divers genres de culture, et d’enseigner par des expériences et des procédés pratiques les théories et les méthodes de l’agriculture perfectionnée, ainsi que les arts qui concourent à ses développements ». L’acte d’association précise que « La Société fera assurer à ses frais tous les bâtiments et le mobilier dépendants du Domaine de Grignon contre l’incendie ».

Canapé d’époque Charles X commandé pour Grignon. Garniture aux petits points d’origine. Photo Domaines.
Fauteuils d’époque Charles X commandés pour Grignon. Garniture aux petits points d’origine. Photo Domaines.

Le mobilier cédé par la veuve de Bessières fut probablement complété sous Charles X par un autre dont la vente des domaines comporte des vertiges.

La Seconde République et la marque « S.A.G. »

La Révolution de 1848 prend racine dans les mauvaises récoltes de 1845 et 1846 et un exode rural combiné à un très fort chômage. La Seconde République, proclamée à Paris le 24 février 1848, entend apporter remède à cette situation notamment par un décret-loi du 3 octobre 1848 relatif à l’enseignement agricole.

Les travaux parlementaires précisent que « Trois instituts agricoles, œuvres de l’industrie privée, Grignon, Grand-Jouan et La Saulsaie, reçurent des subventions sur le crédit des encouragements à l’agriculture » et que « là se borna l’action fort incomplète du pouvoir déchu. » « Mais la République, en ouvrant une ère de progrès et de brillant avenir, devait laisser bien loin ces essais imparfaits. Sous elle l’instruction cessait d’être un privilège et devait être dispensée à chacun selon son intelligence et ses besoins ».

Le décret-loi du 3 octobre 1848 créa ainsi trois types de structures d’enseignement agricole : des « fermes-écoles », destinées à former « des travailleurs habiles » ; des « écoles régionales » formant « des chefs d’exploitation, propriétaires ou fermiers, moraux, capables et instruits » et, enfin, un « Institut national agronomique » formant « des hommes versés dans la science et la pratique agricoles, se vouant à la carrière de l’enseignement » par « les hautes connaissances qu’ils auront acquises ».

Ainsi, la très aristocratique « Institution royale agronomique » de Grignon fut rétrogradée par la République au rang d’école régionale, l’« Institut national agronomique », établi dans les grandes écuries de Versailles, s’y substituant.

Marque "S.A.G" apposée vers 1849 pour distinguer le mobilier loué à la Société Agronomique de Grignon de celui revenu à l’État. Photo SVV Daguerre.

Un arrêté du 5 octobre 1849 du ministre de l’Agriculture dispose que « L’Ecole prendra le titre d’Ecole Régionale d’Agriculture de Grignon » et que « La société de Grignon, qui conserve la gestion du Domaine, prendra la raison sociale de Société Agronomique de Grignon » (d’où le sigle SAG). La continuité de l’État imposait en effet le respect du bail signé en 1827 pour 40 ans.

Restait à opérer un partage fonctionnel et matériel. Ainsi, « l’école proprement dite » et son enseignement dépendent désormais de l’État, mais l’administration du domaine rural, en particulier de sa ferme, reste du ressort de la Société Agronomique de Grignon, à qui ne pourra être « imposé aucun autre système de culture que celui qu’elle a adopté ».

S’agissant des bâtiments, celle-ci rétrocède à l’État, contre un loyer, « le château, sauf le logement du Directeur, de l’Inspecteur & le local des bureaux ». Le chef de l’institution a en effet une position duale : le « Directeur des cultures de la société est en même temps le directeur de l’Ecole » et, à ce titre, nommé par le ministre de l’Agriculture sur proposition du conseil d’administration de la société...

Il est en outre logiquement prévu que « l’État reprend de la Société de Grignon, moyennent une somme qui sera fixée par expertise, le mobilier spécialement affecté au service de l’Ecole ». A contrario, le mobilier affecté à l’exploitation du domaine reste affecté à la « Société Agronomique de Grignon » pour la durée du bail restant à échoir (soit jusqu’en 1867). Il a très certainement alors été marqué au fer des lettres « S.A.G. » afin de le distinguer de celui rétrocédé à l’État comme utile à l’enseignement et de garantir sa restitution par la Société Agronomique de Grignon .

Le 19 novembre 1849, une « prisée du mobilier de l’Ecole de Grignon » manifeste cette distinction. Le mobilier du Directeur ne s’y trouve pas, hormis celui de son cabinet nécessaire à la direction de l’École. Les sièges et la console du maréchal Bessières, tous marqués S.A.G., et probablement situés dans d’autres pièces de son appartement, n’y sont pas prisés. D’autres rares meubles « communs à l’École et à la Ferme » ne « figurent au compte de l’Etat que pour moitié » (horloge, drapeaux, matériel d’extinction des incendies).

La marque S.A.G a, en toute hypothèse, nécessairement été apposée entre 1849 et 1867, date de la fin du bail et de la dissolution de la société.

Canapé d’époque Napoléon III (d’un ensemble de quatre) commandé pour Grignon. Photo Domaines.
Fauteuils d’époque Napoléon III (d’un ensemble de cinq, complété par onze chaises) commandés pour Grignon. Photo Domaines.

Perdant son caractère régional, l’école se transforma en École impériale d’Agriculture en 1852, faisant alors très probablement l’objet de nouvelles commandes mobilières, puis en École nationale d’Agriculture de Grignon en 1870, avant de fusionner un siècle plus tard, en 1971, avec l’Institut national agronomique créé en 1848, pour devenir l’INA-Paris-Grignon.

Nous avons écrit le 15 novembre 2022 aux ministres de l’Agriculture, des Finances et de la Culture afin de connaître la nature des disfonctionnements ayant permis la liquidation à vil prix de cette mémoire mobilière nationale et des remèdes qui seront apportés à cette situation.

Julien Lacaze, président de Sites & Monuments

Lire notre lettre aux ministres de l’Agriculture, des Finances et de la Culture

Notes

[1AN, 32 AP/19

[2AN, MCN, LVIII 660, 19 mai 1813

[3AN, 84 AJ/1