Médiapart mai 2024 : "Louvre, Champs-Élysées, Pont-Neuf : comment l’homme le plus riche du monde s’est offert Paris"

Extraits d’articles publiés sur le site de Mediapart
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Les boutiques du groupe LVMH ont essaimé dans une grosse centaine de lieux dans la capitale. Il faut y ajouter une cinquantaine de sièges sociaux, des dizaines de bureaux, une poignée d’hôtels, restaurants et cafés. En tout, LVMH détient ou occupe plus de 200 adresses dans la capitale. La plupart de ces adresses sont (très) visibles dans l’espace public, et environ la moitié d’entre elles sont ouvertes au public.

« Paris est connue dans le monde entier comme la ville de l’élégance, de la mode. LVMH s’en nourrit et spécule dessus pour vendre ses produits », estime Julien Lacaze, président de l’association Sites & Monuments, qui a bataillé contre plusieurs des chantiers du groupe.

Malle géante et emprise sur l’espace public

C’est à cette aune qu’il faut sans doute analyser un autre coup de force de LVMH, destiné celui-là à saturer l’espace public des Champs-Élysées pendant... quatre ans. Sur l’avenue la plus fréquentée de Paris, qui accueille déjà neuf boutiques du groupe, trône désormais une malle de métal Louis Vuitton haute de huit étages.
Immanquable à la sortie du métro George V, occupant tout un pâté de maisons, elle est recouverte de logos et de monogrammes « LV » irisés, opalescents le jour et violemment éclairés la nuit. Cet échafaudage grand luxe cache l’énorme chantier des numéros 103-111 de l’avenue, qui devrait accoucher en 2027 du plus grand magasin Vuitton au monde.

En attendant, les signes distinctifs du maroquinier s’étalent à la vue de tous et de toutes. « Ce dispositif impose la marque aux regards des passants et des touristes qui se baladent sur l’une des plus belles avenues du monde, dénonce Thomas Bourgenot, de l’association Résistance à l’agression publicitaire (RAP). C’est une campagne publicitaire géante à moindres frais ! »
La mairie de Paris assure qu’aux yeux de la loi, il ne s’agit pas d’une pub. « C’est une bâche temporaire au titre du droit d’enseigne. De nombreux propriétaires y ont recours à l’occasion d’une rénovation de leur bâtiment ou d’un commerce », certifie la ville, passant un peu vite sur la très solide structure métallique de cette « bâche », comme sur sa durée de vie XXL.
La municipalité souligne que « l’immeuble étant classé monument historique, le ministère de la culture a donné son accord », et qu’au titre de la taxe locale sur la publicité extérieure, LVMH a payé 1,7 million d’euros. Mais le conseiller municipal Les Écologistes Émile Meunier, persuadé d’être face à « un détournement du règlement local de publicité », promet de soumettre l’affaire au tribunal administratif.
Voir sur notre site nos combats contre les bâches publicitaires géantes

Versailles au détriment de la réalité historique

Autre lieu iconique, stratégie identique : au château de Versailles, c’est la marque Christian Dior qui a présenté ses créations dans la galerie des Glaces du château en mars 2021. Dix ans pile après une pub où l’actrice Charlize Theron y défilait aux couleurs d’un parfum maison. En 2018, LVMH avait mis à la poche en soutien au palais de Louis XIV, pour acquérir une inestimable « verseuse en argent réhaussé d’or ».
Christian Dior a également donné, 5,5 millions d’euros à partir de 2013, pour restaurer le « Hameau de la reine », le village artificiel conçu pour Marie-Antoinette dans le parc du château. Hasard ? Quatre ans plus tard, Maison Francis Kurkdjian, la chiquissime filiale de création de parfums de LVMH, a obtenu d’être associée au Jardin du parfumeur, un espace botanique ouvert au public dans le domaine du Trianon. Le parfumeur est systématiquement mentionné comme mécène.

Problème, « il n’y a jamais eu de jardin autour du parfum ou de sa conception à Versailles, c’est une invention », s’exaspère Julien Lacaze, de l’association Sites & Monuments. « On comprend que pour LVMH cette association soit intéressante, elle lui confère une légitimité quasiment royale. Mais comment le château accepte-t-il cela ? », interroge-t-il.

Pour Bernard Arnault, nul doute, la place Vendôme est un lieu LVMH. Au point qu’en 2022, il a voulu interdire à ses concurrents d’utiliser son nom même, en rachetant à vil prix (10 000 euros) le nom de Vendôme, sous-préfecture du Loir-et-Cher. L’Institut national de la propriété industrielle y a mis le holà.
Vuitton a néanmoins immortalisé sa domination dans une édition limitée, où son monogramme est juché sur la colonne de bronze de la place. Sur un bijou de sac, une trousse ou un sac à main, petits objets de cuir aux couleurs pop, la boutique Vuitton porte aussi un immense soleil doré, dont les rayons s’étirent tout le long du bâtiment. Un astre triomphant qui rappelle sans trop se cacher la symbolique du Roi-Soleil, et qui a bien existé : le soleil doré a été installé sur la façade pendant plusieurs mois en 2017, à l’occasion de l’inauguration du magasin.
L’année suivante, c’est la figuration d’un arbre surdimensionné qui occupait toute la largeur de l’immeuble. Et début 2023, une myriade de miroirs arrondis avait pris la place, dans un premier hommage à la peintre japonaise Yayoi Kusama, dont la statue géante allait s’installer quelques mois plus tard devant la Samaritaine.

Avec ces installations, « ces machins qui brillent » comme il les décrit, « la boutique Vuitton détruit la cohérence et l’homogénéité de la place », s’étrangle Julien Lacaze, président de l’association Sites & Monuments, qui défend le patrimoine partout en France. « Dans plusieurs endroits de Paris, LVMH nuit à l’harmonie générale, dans le but de se singulariser, pour mieux vendre des produits », attaque-t-il. Et ce, alors que le groupe base une bonne partie de son marketing sur les références au bon goût et au luxe ayant traversé les siècles.

Critiques de la commission du Vieux Paris

Cette critique de la geste architecturale de LVMH est aussi celle de la très officielle commission du Vieux Paris (CVP). Ce comité municipal, existant depuis 1897, est composé d’une cinquantaine de personnes (élu·es ou ex-élu·es, architectes et autres expert·es), chargées de conseiller le ou la maire sur ce sujet. Ses avis ne sont que consultatifs.
D’après un de ses membres éminents, « il faut prendre avec beaucoup de prudence l’image revendiquée par LVMH autour de la valorisation du patrimoine ». Il estime que commission estime que le groupe montre en fait assez peu d’égards envers l’architecture parisienne, la continuité et la spécificité de son paysage urbain.

En matière d’architecture, le géant du luxe déploie partout dans la ville « une stratégie générale », jugée « très envahissante », résume l’expert de la CVP. Dernier exemple, et non des moindres : la réfection de la façade de son siège, 22 avenue Montaigne. À cette occasion, la commission a obtenu une petite victoire.
Initialement, le groupe voulait imposer sur toute la façade un motif blanc étincelant, répété sur les neuf étages. Officiellement inspiré d’une méthode de tissage japonaise, ce motif ressemblait aussi à celui qui se répète à l’envi sur les produits Vuitton. De quoi susciter une levée de boucliers à la CVP. « Tout cela est exagéré, outrecuidant », regrettait l’un de ses membres. « Ce bâtiment est tout de même situé dans un continuum urbain prestigieux, en plein Paris », martelait un second.
Dans sa résolution finale de mars, la commission a dénoncé la démarche consistant « à apposer un sigle sur l’immeuble et à imposer une marque dans l’espace public », critiquant ouvertement « une conception avant tout publicitaire de l’architecture ».
L’opposition a été telle que le groupe a proposé en avril un dessin « plus discret », indique-t-on à la CVP. Lors d’une séance en début d’année, la commission s’était aussi opposée au projet de restructuration du 150 avenue des Champs-Élysées, qui prévoyait notamment la destruction d’un escalier et de décors en marbre. LVMH vient d’indiquer qu’il allait suivre ses préconisations.
Le groupe semble avoir changé de stratégie. Par le passé, il a plusieurs fois fait fi des avis de l’institution. Le résultat est notamment visible au 261 rue Saint-Honoré, pour une de ses principales boutiques Dior, recouverte d’un matériau blanc sur la totalité de la façade. La commission avait regretté une « modification radicale », escamotant les marqueurs « caractéristiques du néoclassicisme de la fin du XVIIIe siècle ».
Même déconvenue autour de l’ex-musée des arts et traditions populaires. « Ce sera du verre très blanc et réfléchissant, et quelque chose sera gravé dedans, des lettres ou des signes, on ne sait pas très bien », s’inquiète un membre de la CVP.

« Rideau de douche » rue de Rivoli

Mais la mère des batailles sur la transformation architecturale, finalement remportée par le groupe après des années, a concerné la Samaritaine. Racheté fin 2000 par LVMH, le grand magasin a rapidement été engagé dans un profond toilettage. Mais à partir de 2005, des associations de sauvegarde du patrimoine ont lancé la bataille, notamment contre la modification de la façade rue de Rivoli, classique bâtiment parisien devant être remplacé par une verrière ondulée transparente, aussitôt surnommée « le rideau de douche » par ses détracteurs.

L’architecte Françoise Fromonot pointe la responsabilité de la mairie de Paris, dont « la hantise, depuis Bertrand Delanoë, est que Paris soit une “ville musée”, ne soit plus à la mode ». La ville avait en effet autorisé la transformation rue de Rivoli. En 2012, les divers recours en justice ont bloqué les travaux pour trois ans. Le groupe a perdu le procès en première instance, puis en appel. Avant de l’emporter in extremis devant le Conseil d’État, en juin 2015.
« LVMH a rasé un pâté de maisons quasiment en entier, au cœur de Paris ! Et le Conseil d’État a finalement laissé faire », s’émeut le journaliste Didier Rykner, patron du magazine en ligne La Tribune de l’art. « On s’est attaqués à trop puissant et on s’est cassé les dents », convient Julien Lacaze, dont l’association Sites & Monuments a mené l’assaut juridique.
Au cœur du conflit, l’interprétation des règles du plan local d’urbanisme (PLU). « Pour nous, le PLU de Paris était très équilibré, autour d’une idée : ni pastiche ni rupture, explique Julien Lacaze. Quand vous détruisez un bâtiment pour reconstruire, il faut préserver certains éléments de continuité. Cela peut être un matériau ou un gabarit qu’on reprend, une forme générale, une toiture… »
La justice a finalement octroyé une bien plus grande liberté à LVMH. Et la nouvelle Samaritaine a ouvert ses portes en 2021. « Il n’y a plus aucune obligation d’intégration des nouveaux bâtiments dans leur environnement », regrette encore aujourd’hui Julien Lacaze. De ce point de vue, considère-t-il, « LVMH a fait beaucoup de mal à tout Paris ».

Inauguration de la Samaritaine : lire notre réponse à LVMH