La petite ville de Sierck-les-Bains constitue, pour les étrangers du Nord et de l’Est, une porte d’entrée sur la Lorraine. C’est en plus un point central du « pays aux trois frontières » (France, Luxembourg, Allemagne). Ainsi, le château-fort de Sierck, visible de partout, est un emblème qui pourrait être qualifié d’européen. Malheureusement, un abcès de fixation vient de se créer autour d’un élément important de son patrimoine : une maison haute du début du XVIIe siècle, située rue de l’horloge, appelée par défaut maison « Berweiler » (le nom de récents propriétaires), y est menacée de démolition imminente.
Elle se trouve au centre d’un débat provoqué par des décisions municipales pour le moins contestables, sur lesquelles s’interroge un collectif d’associations auquel appartient Sites & Monuments. Une demande d’instance de classement a ainsi été formée par 8 associations auprès de la ministre de la Culture le 26 octobre 2020 (voir ci-dessous), demande qui sera examinée par la Commission régionale du patrimoine et de l’architecture (CRPA) du Grand-Est le 3 décembre 2020 où nous représentons Sites & Monuments.
Il s’agit en réalité d’une nouvelle demande d’instance de classement puisque, comme le révèle l’étude du service régional de l’inventaire général, « Une instance de classement a été prise en juin 1979 pour permettre la réalisation des travaux de consolidation du pignon NO payés par l’Etat 51 664 francs. Il s’en est suivi une demande de protection au titre des MH avec l’avis favorable de l’inspection des MH et de l’ACMH mais le dossier n’est pas passé en commission pour une raison à ce jour inconnue et aucun arrêté n’a été signé » (voir ci-dessous) !
Rappelons, en outre, que la protection de cette maison va se heurter à un texte et à une absence de réforme qui ont été voulus récemment. Nous pensons à la paralysie des avis de l’Architecte des bâtiments de France (ABF) en cas d’arrêté de péril, établie par la loi ELAN en novembre 2018, disposition qui avait été combattue par notre association (voir ici). Nous pensons également à l’abandon, en octobre 2017, de l’ordonnance sur les "instances de protection", qui fragilise aujourd’hui les protections d’urgence (voir ici). Les effets de ces deux réformes se conjuguent pour compromettre la sauvegarde d’un édifice qui le mérite incontestablement.
Un « immeuble en chandelle »
Située à deux pas du chevet de l’église, dans un quartier au tracé pittoresque et à la configuration médiévale, cette maison a été édifiée en 1624. Elle adopte dans sa structure et sa décoration tous les critères de la Renaissance tardive : ouvertures larges à triples fenêtres séparées par des meneaux, attique à fenêtres carrées également triples. La porte d’entrée est particulièrement gracieuse et ouvragée, avec son encadrement de pilastres et son entablement très décoré encadrant une niche à présent vide. Un escalier assez récent, joint à d’autres indices, prouvent que le niveau du sol était différent et sans doute plus haut quand la maison fut édifiée. Le rez-de-chaussée donne une indication sur l’occupant primitif des lieux : il est percé par une large ouverture qui devait être celle d’une échoppe. Cela conforte les déductions et découvertes des chercheurs locaux : cette maison de 1624 serait celle d’un marchand drapier ayant pignon sur rue, au demeurant soucieux d’offrir une belle façade aux « citains » et aux clients. Malheureusement, les combats de 1945 ravagèrent le quartier en question. Bombes et obus firent disparaître les quatre cinquièmes de cet îlot, ne laissant subsister que cette chandelle fragilisée donnant, d’un côté, sur une courette et, de l’autre, sur un terrain vague. Dans ses arguments, Madame le Maire présente cette maison fragilisée comme une verrue dangereuse ne pouvant qu’handicaper et freiner les efforts municipaux pour l’entretien de son patrimoine : on croit rêver !
Il faut ajouter que, jusqu’à présent, cette maison était une propriété privée et elle l’est toujours. Les occupants ont été relogés, en décembre 2019, dans des appartements plus sains et l’immeuble est à présent vide et frappé d’un arrêté de péril. L’un des arguments justifiant la démolition est qu’il n’a pas été question de cette affaire dans les débats de la campagne électorale ! Était-ce pour autant donner mandat à l’équipe gagnante pour faire table rase ?
Par ailleurs, un cabinet d’experts a été mandaté par la mairie pour un diagnostic. L’on pouvait conjecturer qu’il serait alarmiste et que la sécurité des passants serait brandie. Mais n’était-il pas indispensable d’avoir affaire à un autre avis, celui d’un architecte du Patrimoine notamment ? Il est facile de rendre alarmiste un diagnostique quand on pressent l’intention de son commanditaire.
Le plaidoyer municipal
Nous reproduisons ici les arguments de la municipalité de Sierck :
« Sous l’effet de phénomènes météorologiques, trois conséquences possibles peuvent se combiner et engendrer un sinistre important à tout moment :
Efforts supplémentaires exercés sur la toiture (coup de vent, chutes de neiges), qui vont se transmettre aux pignons et accentuer le mouvement de décrochage du pignon Ouest. A terme des poutres de planchers ou de charpente pourront se desceller ou rompre et générer des surcharges sur les planchers qui peuvent rompre à leur tour et s’effondrer vers le rez de chaussée. Infiltrations d’eau de pluie en toiture, qui vont continuer à faire un travail de « sape » sur les planchers et sur la cage d’escalier. A terme la rupture d’un élément structurel entrainera également un effet « domino » : Rupture d’une poutre de charpente (BATIMENT A) qui surchargera le plancher situé en-dessous, qui rompra alors, descellement d’une marche d’escalier en partie haute de la cage, qui entraînera l’effondrement de l’escalier. Effondrement du pignon Ouest au niveau du BATIMENT B (coup de vent), qui entrainera l’effondrement partiel ou total de la cage d’escalier.
Alors que faire ? Cet arrêté de péril n’a pas signifié l’arrêt des réflexions pour trouver une autre solution pour cet immeuble appartenant toujours à ses propriétaires. Rapidement, il est apparu que sa structure bâtie actuelle ne permettait pas de construire une réponse technique viable. En effet, la législation en matière d’accessibilité interdit une réhabilitation sur la seule maison Berweiler et la distribution actuelle des pièces est incompatible avec un logement moderne. Dans ces conditions, un programme de réhabilitation de la maison Berweiler avec un véritable usage ne peut être envisagé qu’en ajoutant à l’immeuble des structures sur les parcelles situées de part et d’autre. Il est donc nécessaire de maitriser les terrains occupés par la maison voisine en ruine adossée à la tour de l’horloge.
La vocation d’un éventuel programme sur le site a été débattue. Un consensus avec les partenaires de la commune (EPFL, CAUE Moselle) a été vite trouvé notamment en raison des moyens limités de la commune et des contraintes réglementaires liés aux conditions de fonctionnement d’un équipement recevant du public. C’est donc l’habitat qui a été sélectionné comme vocation unique du site. Au printemps 2020, la commune de Sierck les Bains avec la CCB3F ont confié une étude de faisabilité d’un programme de réhabilitation et de création de logements. Le montant des travaux a été estimé à 1 635 000 euros. 14 scénarii, 58 montages opérationnels (technique et financier) ont été testés et ont tous abouti à un déficit d’opération s’élevant entre 300 000 euros et 1 200 000 euros. Aucun opérateur solide et viable ne peut supporter un tel déficit. Dans une programmation de ce type, la mairie de Sierck les Bains ne peut pas être un recours. En effet, elle n’a ni les moyens financiers de porter un programme de ce type et ni la vocation de racheter cette maison en l’état pour la réhabiliter afin d’en faire des logements locatifs ou même d’y installer des services publics. Nos moyens limités ne le permettent donc pas et beaucoup de chantiers restent encore à faire pour ce mandat comme rénover le groupe scolaire, créer un véritable périscolaire, sécuriser les passages piétons, améliorer l’éclairage public, aider à la réhabilitation du château… Les acteurs publics ayant déjà été fortement sollicités pour le réaménagement du Glacis Est du château des ducs de Lorraine et la réhabilitation de la rue de la Tour de l’Horloge, nous ne pourrons pas par ailleurs espérer une grande aide de leur part. Nous ne pouvons pas délaisser les autres projets de la commune répondant aux besoins de l’ensemble de la population au profit de la restauration de la maison Berweiler.
En dehors de l’aspect financier (non des moindre) il y a l’urgence de la situation. La mairie est par la loi garante de la sécurité et de la salubrité publique. Ce bâtiment constitue un réel danger pour nos habitants et nous ne pouvons prendre aucun risque, comme a pu le constater lui-même Monsieur le Sous-Préfet de Thionville lors de sa visite sur les lieux.
Dans l’immédiat, nous devons nous donner des priorités et aujourd’hui la sécurité publique prime sur le patrimoine. Passer outre constituerait une faute. De ce fait à moins de trouver très rapidement un investisseur sérieux avec un plan de sécurisation rapide et de réhabilitation solide et robuste d’un point de vue technique et financier la démolition de la maison Berweiler semble inévitable. Ouverts pour encore trouver une solution viable dans un délai bref, nous avons proposé au collectif de sauvegarde de cette maison de venir nous rencontrer afin d’en discuter, mais celui-ci a refusé. Pour que chacun d’entre vous puisse se rendre compte des enjeux techniques et financiers d’un éventuel programme de réhabilitation de la maison Berweiler, vous pouvez consulter en mairie les études des entreprises. »
L’argumentaire de ce plaidoyer semblerait imparable s’il ne reprenait pas des termes rebattus et lassants qu’utilisent les édiles voulant parvenir à leurs fins coûte que coûte. La somme avancée est manifestement exagérée et ne peut que jeter l’effroi chez des administrés. Le dialogue avec le CAUE n’est pas la panacée universelle et il semblerait que le prétendu refus du collectif (celui du début, tout au moins) soit présenté de façon déformée. Le collectif actuel, qui ne fait que se renforcer de jour en jour, n’a pas eu encore l’occasion de solliciter un rendez-vous et donc de l’obtenir. Quant à l’argument des charges municipales et patrimoniales qui s’annoncent à Sierck, n’est pas convaincant : déshabiller Paul pour habiller Pierre et brandir les pierres du château (bénéficiant, en passant, de nombreuses aides institutionnelles), en se servant de celles d’une maison ancienne dangereuse qui lui ferait de l’ombre, est une curieuse manœuvre. Veut-t-on véritablement achever les destructions du bombardement de 1945 ?
D’ailleurs, selon l’architecte du patrimoine Raphaël-Florian Helfenstein, agissant bénévolement pour Renaissance du Vieux Metz, le mouvement d’écartement du mur pignon ouest, entamé suite à la démolition de la maison mitoyenne dans les années 50, serait « en grande partie résorbé depuis 1978 ». On constate d’ailleurs que les témoins apposés cette année-là sur les fissures ont peu bougé en l’espace de quarante ans, grâce à la pose de trois tirants ayant permis de contenir le déversement.
Péril en la Lorraine
Le collectif actuel, fort de 8 associations signataires, attend fébrilement la fin des contraintes sanitaires pour continuer d’agir. Toutes les lettres possibles ont été envoyées, et l’Association Renaissance du Vieux Metz a pris la tête du bataillon avec l’Association pour la sauvegarde du patrimoine sierckois et le Comité de sauvegarde de la Maison Berweiler. Il a été demandé à Roseline Bachelot d’intervenir pour accélérer la protection, à la DRAC et à la Préfecture de Région, un soutien renforcé, à la Région lorraine une action pour que la porte de la Lorraine mosellane ne fasse pas les frais d’une démolition hâtive et inconsidérée. Espérons que la technocratie intermédiaire du monde culturel et administratif ne donne pas des arguments aux responsables pour freiner une nouvelle fois l’élan et l’esprit de la sauvegarde.
Car, depuis une dizaine d’années, la Lorraine souffre d’un déficit de publicité et d’incitation à la découverte touristique. Entre la Champagne et l’Alsace, bien des livres d’art et de tourisme font du saute-mouton. Peu ou pas de villages de charme, peu ou pas d’émissions télévisées du type « des racines et des ailes ». Il y a 20 ou 30 ans, on restaurait à tour de bras : le château de Malbrouck, à quelques kilomètres de Sierck, les musées de Gravelotte et de Vic-sur-Seille. Maintenant, les élus départementaux n’ont plus la fierté de leur patrimoine.
Et les démolitions se multiplient : voici deux ans, une grande et belle maison à colombage à la limite entre Metz et Saint-Julien, et presque au même moment le beau presbytère XVIIIe siècle de Bussang. Il est à souhaiter que ces actes stupides et provocateurs cessent. La maison Berweiler bénéficiera-t-elle d’un coup d’arrêt aux mauvaises intentions ? La rumeur d’un promoteur luxembourgeois intéressé par le sauvetage de cette maison se confirmera-t-elle ? Le soutien de Stéphane Bern au collectif aura-t-il du retentissement ? Des questions aux réponses incertaines, mais gardons espoir
Jean-François Michel, délégué Sites & Monuments pour la région Grand-Est
Courrier des associations au ministère du 26 octobre 2020
Fiche établie par le service régional de l’inventaire général le 5 novembre 2020