« Depuis ces réfections (les travaux du XIXe siècle), Sainte-Croix, stabilisée sous son aspect actuel, n’a plus d’histoire ; mais certains mouvements du clocher font craindre qu’un chantier ne se rouvre sur ces lieux, déjà témoins de tant de réparations et incapables d’assurer à l’édifice une solidité que le sol lui refusera toujours. » En ces termes la marquise de Maillé concluait son histoire de Sainte-Croix de Provins, premier chapitre de l’étude qu’elle consacrait à cette église dans son grand livre Provins Les Monuments religieux paru en 1939. Madame de Maillé marque ici la fatalité que représente pour ce vaste édifice un terrain de fondation instable, dont les effets n’ont pas attendu le siècle dernier pour se manifester. L’existence architecturale de Sainte-Croix ne fut pas moins agitée que son existence ecclésiale. A l’œuvre sensationnelle de l’incendie et de l’inondation s’ajoute régulièrement le travail sournois du site, travail obscur mais dont les suites ne sont que trop visibles, écroulements tels que celui qui fit choir vers 1836 la voûte sur croisée d’ogives du carré du transept. Mais déjà, au XVIe siècle …
Passe encore une vingtaine d’années, et la prédiction de la marquise de Maillé se réalise. Les Provinois d’un certain âge se rappellent les premiers étançonnements dont la grande église reçut cet air infirme et béquillard qu’elle n’a pas dépouillé depuis. Certes, dans ces années soixante, Sainte-Croix n’est pas abandonnée. Les offices continuent d’y être célébrés, une nouvelle couverture d’ardoises est donnée au clocher et au chœur. Mais les désordres persistent et cette survie précaire ne dépassera que de bien peu le cap de 1970. Sainte-Croix ferme ses portes, devient en pleine ville basse un monument fantôme dont des générations de touristes secoueront le loquet, avant de battre en retraite avec une expression déçue. Si massive, si présente, et interdite ! Pour des milliers de visiteurs, Sainte-Croix n’est désormais rien d’autre que « cette grande église fermée au pied de la ville haute ». Seuls y entrèrent obstinément, pendant une quinzaine d’années, vandales et cambrioleurs, enragés contre l’orgue et les placards des sacristies.
La formation de « Provins-Ville d’Art », en 1979, eut pour principal objectif la sauvegarde de cette église malheureuse. Le comité provinois se rattachait explicitement à l’Association Nationale pour la Protection des Villes d’Art (A.N.P.V.A.), sœur de la prestigieuse S.P.P.E.F., constituée dès 1901, et présidée comme elle par le valeureux Jacques Silvestre de Sacy. Il était temps d’agir. Désertée entre ses étais, privée de ses vitraux anciens démontés et stockés, Sainte-Croix nous appelait au secours. Le destin de la vieille église Saint-Denys de Coulommiers, démolie en 1968, pouvait sembler d’un funèbre augure. En 1973, Michel de Saint Pierre avait énuméré dans Eglises en ruine, Eglise en péril des exemples plus navrants les uns que les autres, témoignant d’une incurie dont on a du mal à se faire une idée aujourd’hui : tant la situation, en ce domaine, s’est améliorée depuis quarante ans ! Le thème du patrimoine ne faisait que commencer, alors, sa conquête des esprits.
Le 9 août 1978, précisément, le Conseil des ministres avait décidé de faire de 1980 l’année du patrimoine. Une ambiance favorable présidait au lancement de la campagne pour Sainte-Croix. Un article d’Yvan Christ dans Le Figaro, deux articles de portée générale, dans Le Monde et dans le défunt Quotidien de Paris, où je donnai comme exemple le péril de notre église, une poignée d’autres publications contribuaient à attacher le grelot. Il s’agissait, pour une bonne cause, de créer du buzz, comme on ne disait pas encore. La S.P.P.E.F., de son côté, lançait, dans le cadre de l’année du patrimoine, une action nationale pour les églises de France, appuyée par un tract à fort tirage où je ne manquai pas de faire figurer une photo choc de l’intérieur de Sainte-Croix (grilles déposées, sol éventré …). Sur tous les cas d’églises menacées que ce document recensait, seule l’affaire de Sainte-Croix n’a pas encore connu de dénouement heureux : ce qui est triste ou réjouissant, selon le point de vue qu’on adopte.
Ce n’est pas, il s’en faut, que rien n’ait évolué. En mars 1983, Jean-Claude Rochette étant architecte en chef des monuments historiques, s’ouvre un chantier de reprise partielle des fondations du chevet et de la tour du transept, travaux confiés conjointement à l’entreprise Pagot, de Provins, et à la société Hydro-Technique d’Aix-en-Provence. Il s’agit d’un travail de rétablissement en sous-œuvre par la technique des micropieux : un forage équipé d’une armature de tubes est rempli de coulis de ciment destinés à former une fondation profonde, propre à ancrer dans le dur l’ouvrage qui jusqu’alors flottait, soumis aux tassements d’un sol incertain. A l’issue des tranches exécutées, l’avis technique est que Sainte-Croix est désormais à peu près en sécurité quant à sa structure de maçonnerie, mais que les parements intérieurs, le chevet et les voûtes du bas-côté sud de la nef demeurent en très mauvais état. Cela en 1993. Le chantier, de toute évidence, devait être rouvert.
Il n’en fut pas ainsi, même si, depuis cette date, les interventions ne manquèrent pas, réfection des étais, dépôt et protection (mesure tardive très appréciée) des objets d’art enfin retirés de l’église, travaux ponctuels d’entretien et de réparation, notamment des chéneaux et des couvertures. Mais l’église est toujours fermée, dans un état médiocre, avec un avenir douteux. Que faire ?
Je reverrai toujours l’expression maussade et quelque peu impatientée de ce fonctionnaire de la Direction du Patrimoine qui me recevait à propos de Sainte-Croix. Comprenez bien, m’expliquait-il, que tant que les fidèles délaisseront les églises … C’était renvoyer le salut de Sainte-Croix à un avenir bien incertain. Et pendant qu’on attend un réveil de ferveur, les murs se fissurent, les claveaux se descellent … Mais les budgets que nécessite l’achèvement de la remise en état de cette église, si heureusement entreprise il y a trente ans et depuis si longtemps suspendue, sont, évidemment, considérables. Il reste à faire preuve d’invention et d’ouverture d’esprit. Le jour où l’architecte en chef Jean-Claude Rochette lança l’idée de convertir Sainte-Croix, sans rien altérer dans son décor ni sa structure, en lieu d’hébergement touristique, sorte d’auberge de pèlerins ou d’auberge de jeunesse, beaucoup de préventions se firent jour. Il serait grand temps, aujourd’hui, de réfléchir à une réutilisation partielle, sans désaffectation, qui respecte la vocation spirituelle du monument et qui lui promette en même temps … d’exister encore dans trente ans.
« Provins-Ville d’Art » avait approuvé avec chaleur, à l’époque, la suggestion de Catherine de Maupeou, inspecteurs des Monuments historiques, de faire de Sainte-Croix un dépôt d’art sacré. La clarté de l’église, ses dimensions, le grand nombre de chapelles qui cloisonnent ses espaces, son emplacement central dans Provins, l’opportunité de rassembler des objets d’art éparpillés et plus ou moins en sécurité dans d’autres sanctuaires de la région, nombreuses sont les raisons qui militent en faveur de ce type de réutilisation. Provins suivrait ainsi un exemple déjà répandu : entre bien d’autres, celui de Dijon, où l’église du monastère des Bernardines accueille des objets d’art religieux, sculptures, tableaux, tissus, orfèvrerie, provenant de nombreuses églises de la Côte-d’Or et de communautés religieuses. Dans sa contribution au recueil Reconvertir le patrimoine (éditions Lieux Dits 2011), où il déplore la situation actuelle de Sainte-Croix de Provins, Jacques Moulin, successeur de Jean-Claude Rochette comme architecte en chef des Monuments historiques, évoque le projet de lieu d’exposition, tel qu’il prit forme en 2002 : « Pour garder au bâtiment son caractère traditionnel et éviter sa banalisation en musée, l’idée était même de maintenir le chœur consacré et d’équiper les parties latérales de l’église le plus discrètement possible, comme si le décor de ses chapelles s’était densifié en œuvres d’art au cours du temps. » Mais une difficulté résiderait dans un article de la loi de 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat, interdisant en France l’installation d’une billetterie à l’entrée d’une église qui demeure affectée.
Il est urgent de reprendre et… de conclure une réflexion sur l’avenir de cette belle église, dont la forme, autant que celle de la tour de César ou que le dôme de Saint-Quiriace, appartient au visage de Provins. Réfléchir et conclure en ayant soin d’être réaliste, en se rappelant que les fausses bonnes idées ressemblent à s’y méprendre aux vraies solutions et en se répétant que, dans le cas de Sainte-Croix de Provins, nous n’avons pas droit à l’erreur.
Pierre Bénard, Correspondant de la SPPEF à Provins, ancien vice-président
Extrait du Bulletin de la SHAAP n° 168 (2014), p. 267-269