Nous reproduisons ici le recours gracieux déposé, le 13 novembre 2023, auprès de madame la ministre de la Culture concernant la délivrance du certificat d’exportation de la commode de la chambre de Louis XV au château de La Muette due à l’ébéniste Charles Cressent.
En effet, l’article R. 111-6 du code du patrimoine prévoit que "le ministre chargé de la culture délivre ou refuse" l’autorisation d’exporter les biens culturels les plus importants (seuils financiers doublés en décembre 2020).
Cette autorisation a malheureusement été accordée dans le cas qui nous occupe.
L’auteur d’un acte pris à la suite d’une erreur manifeste d’appréciation doit cependant le retirer. Les critères de l’examen des certificats sont donnés par l’article L. 111-1 5°du code du patrimoine. La commode du château de La Muette, matrice d’une série de meubles pour les chambres royales, présente-t-elle « un intérêt majeur pour le patrimoine national au point de vue de l’histoire ou de l’art » ?
Poser la question c’est y répondre.
JL
Remise en main propre et LRAR n°1A 206 377 4249 4
Paris, le 13 novembre 2023
Objet : recours gracieux contre l’octroi du certificat d’exportation n° 243193 délivré le 29/09/2023 relatif à la commode de Charles Cressent livrée pour la chambre de Louis XV à La Muette – Vente du 25 novembre 2023 à Saint-Germain-en-Laye
Madame la Ministre,
Comme vous le savez, les commodes des chambres royales, placées au centre de la vie quotidienne des monarques, étaient parmi les meubles les plus précieux, imposants et symboliques des différentes résidences royales. Elles constituent aujourd’hui un patrimoine régalien qui nous oblige.
Parmi elles, la commode de la chambre de Louis XV à Versailles, livrée par Antoine Robert Gaudreaus (comme celle de La Muette), est aujourd’hui conservée dans la collection Wallace de Londres, sans espoir de retour.
La commode de la chambre de Louis XV au château de Choisy, livrée par le même Gaudreaus, a heureusement pu intégrer en 2014 les collections du château de Versailles après une difficile importation depuis l’Italie. Ce château a, en effet, vocation à recueillir, depuis un décret du 13 février 1961, les « œuvres d’art ayant appartenu au décor intérieur des demeures royales disparues » et, selon sa politique actuelle d’acquisition, des équivalences mobilières ou « des œuvres illustrant l’histoire culturelle et politique de l’Ancien Régime et la vie de Cour ».
La commode de la chambre du roi Louis XV au château de Fontainebleau, modifiée à la demande de Louis XVI pour intégrer sa chambre au château de Marly - démontrant son importance symbolique au-delà des règnes - a logiquement fait l’objet d’un refus de certificat d’exportation. Elle est, depuis 2020, présentée au public à Fontainebleau.
Une politique constante d’acquisition de ces meubles emblématiques particulièrement rares a donc été conduite par votre ministère.
Aussi, c’est avec une grande surprise que nous avons appris, à la lecture du catalogue d’une vente que tiendront, le 25 novembre 2023, Mes Frédéric Laurent de Rummel et Peggy Savidan à Saint-Germain-en-Laye, que la commode de la chambre de Louis XV au château de La Muette, identifiée en 2000 par Alexandre Pradère, avait reçu, le 29 septembre 2023, un certificat de libre exportation portant le n° 243193. Nous vous en demandons communication, ainsi que du dossier associé, malgré le fait que notre association a jusqu’ici essuyé des refus systématiques – et illégaux – de vos services en la matière.
Selon nos informations, ce certificat a été délivré par le « grand département » du musée du Louvre sans consultation des autres musées français potentiellement intéressés. Vous vous rappellerez sans doute, à ce propos, nos demandes répétées de réforme de cette procédure d’octroi des certificats d’exportation (voir notre courrier du 24 septembre 2019).
Le fait que le musée du Louvre possède l’une des quatre commodes connues de ce modèle de Charles Cressent (1685-1768) (OA 10900, don Ortiz-Patino en 1982) - peut-être celle de Louis-Philippe d’Orléans, duc de Chartres (1725-1785), famille protectrice de l’ébéniste - n’est pas un argument pour laisser exporter l’exemplaire royal.
On note d’ailleurs des variantes dans les bronzes de la commode de La Muette, qui n’apparaissent dans aucun des trois autres exemplaires connus (commode du Louvre, du palais de la Résidence de Munich ou de l’ancienne collection de la baronne Léonino). Le dessin de l’entrée de serrure, comme du haut et du bas (perles) du cartouche, sont ainsi différents sur la commode de Louis XV, manifestement hors-série pour ses bronzes. Jean Nicolay, décrivant cette commode, estime, dans son ouvrage de référence sur les maîtres ébénistes, que « la beauté des bronzes ciselés est telle qu’elle constitue un chef-d’œuvre ».
L’exemplaire royal, portant le n°1131, est connu par son enregistrement dans le Journal du garde-meuble de la Couronne à la date du 4 août 1738 : « Livré par le sieur Gaudreaus, ébéniste. Pour servir dans la chambre du nouvel appartement du Roy au château de la Muette. N°1131. Une belle commode de différents bois des Indes à placages, enrichie de palmes, guirlandes de fleurs, mains, entrées de serrures et autres ornemens de relief de bronze doré d’or moulu, ayant pardevant deux tiroirs et, sur les côtés, 2. guichets, le tout fermant à clef. La commode à dessus de marbre d’Antin, portée sur quatre pieds à roulots et à griffes de lyon, longue de 4. pieds 1/2 sur 24. pouces de profondeur et 33. pouces de haut. Nota : le dessus de marbre fourni par les Batimens » (AN, O1 3312, fol. 145 r°). Alexandre Pradère, spécialiste de Charles Cressent, note que « les dimensions (149 x 66 x 89 cm) et tous les détails concordent » avec la commode objet du certificat contesté.
Daniel Alcouffe, ancien directeur du département des Objets d’arts du musée du Louvre, souligne l’intérêt particulier de la commode de La Muette. Elle est qualifiée par le Journal du garde-meuble de « belle commode », ce qui est inusité dans un document destiné au seul usage administratif, cette mention n’étant par la suite répétée que pour les commodes de la chambre du roi à Versailles et à Compiègne. Sa livraison, en 1738, par l’ébéniste du roi Antoine Robert Gaudreaus est importante à plus d’un titre pour l’histoire de l’art et des institutions.
Elle témoigne tout d’abord du recours à la sous-traitance par Gaudreaus, probablement occupé par le médailler du cabinet intérieur (janvier 1939) et la commode de la chambre du roi (avril 1739) à Versailles, plus importantes commandes du règne. Alexandre Pradère explique cette collaboration inédite avec Cressent par le fait que « les deux hommes sont de la même génération, sont tous deux alors les ténors de leur profession et ont des clientèles distinctes (la Cour, la famille royale et la grande aristocratie pour l’un, les financiers et les princes étrangers pour l’autre) ».
Il s’agit ainsi du seul meuble connu à ce jour livré pour la Couronne par le plus grand ébéniste de la Régence qui, fils de sculpteur, dessinait et ciselait ses propres bronzes, comme en témoignent les procès intentés par la corporation des fondeurs-ciseleurs. Ce meuble est aussi, de ce fait, l’un des très rares de Charles Cressent à être précisément daté. Il témoigne de l’adoption récente par l’ébéniste d’un style rocaille végétal, « à palmes et fleurs », qui n’en demeure pas moins rigoureusement symétrique. Pierre Verlet, ancien directeur du département des Objets d’arts du musée du Louvre, qui avait eu accès à une copie de la commode de La Muette, qualifie son modèle « d’admirable ».
La commode de La Muette inaugure en outre le type même de la commode de chambre royale en France. Daniel Alcouffe note en effet que « les commodes destinées aux chambres du Roi présenteront toujours par la suite deux tiroirs et deux armoires latérales. […] Est-ce une décision prise en 1738 pour les distinguer ? Ou, au contraire, la configuration de la commode de La Muette [Cressent affectionnait les meubles à guichets latéraux] qui inspira cette mesure qu’on crut peut-être obligatoire par la suite ? » Cette configuration sera en effet reprise par les commodes des chambres de Louis XV à Versailles (1739), à Compiègne (1739) et à Choisy (1744), de la chambre du dauphin à Versailles (1745) - toutes livrées par Gaudreaus - puis, par imitation, des chambres de Louis XVI à Versailles (1775) et à Compiègne (1786).
Daniel Alcouffe signale également la conservation par la commode de la Muette de « son marbre d’Antin [carrière de Sarrancolin] d’origine, qui fut fourni, fait rare, par les Bâtiments du Roi ». Ceux-ci se réservaient en effet les plus beaux blocs de marbres, dont la cheminée de la chambre de Louis XV à La Muette, toujours en marbre Sarrancolin, fut également tirée, selon les pratiques d’assortiment alors en usage.
L’année 1738 est importante pour l’histoire de l’art puisqu’elle marque le début de l’intérêt de Louis XV pour le réaménagement de ses intérieurs et pour son mobilier, ce dans plusieurs résidences, sous l’impulsion probable de la comtesse de Mailly, sa maitresse depuis 1733, et de Philibert Ory, son directeur général des Bâtiments depuis 1736.
En 1719, le Régent offrit La Muette à Louis XV enfant, qui y apprit l’équitation et la chasse. L’architecte Jacques V Gabriel (1667-1742) agrandira, en 1737, la façade sur jardin du château, prolongeant les parements en brique et pierre de l’édifice d’origine. C’est au premier étage de l’avant-corps sur jardin que se trouvait la chambre du roi, centre géométrique du bâtiment, éclairée par une fenêtre à balcon. La commode s’y trouvait, probablement face à la cheminée du même marbre Sarrancolin, accompagnée de quatre dessus-de-porte également livrés en 1738 par le peintre Charles Léopold Grevenbroeck, présentés au Salon la même année et aujourd’hui conservés au musée Carnavalet. Ces toiles représentent Meudon, le Palais-Bourbon, Saint-Cloud et la façade sur cour de La Muette. Le cabinet, mitoyen de la chambre, reçut comme dessus-de-porte les Saisons de Lancret, tableaux aujourd’hui conservés au musée du Louvre. Le château possédait en outre un fameux cabinet de physique, tenu par l’abbé Nollet (le château de Versailles a récemment acquis un précieux microscope en bronze ciselé et doré pouvant en provenir).
Louis XV séjourna 11 fois à La Muette en 1738 et 21 fois l’année suivante. Louis XVI y signa, le 30 mai 1774, l’édit par lequel il renonçait au « droit de joyeux avènement », tradition pluriséculaire. De nombreux autres actes royaux de réformation y furent pris, donnant à l’acquisition du meuble le plus prestigieux du château une portée particulière.
Documentée à La Muette jusqu’en 1775, l’histoire de la commode devra être retracée pour la fin de l’Ancien Régime (remploi probable dans une autre résidence royale, au moins à partir de 1788).
Compte tenu des éléments qui précèdent, c’est par une erreur manifeste d’appréciation que le certificat d’exportation n° 243193 a été délivré le 29 septembre 2023.
Nous vous demandons, par conséquent, de bien vouloir retirer cette décision ou de mettre en œuvre toute autre solution permettant l’intégration de ce meuble dans les collections nationales.
Nous nous réservons naturellement la faculté d’attaquer votre éventuel refus de retrait devant les juridictions administratives.
Je vous prie de bien vouloir agréer, Madame la Ministre, l’expression de ma haute considération.
Julien Lacaze, président de Sites & Monuments
Bibliographie :
– Catalogue de la vente de la collection du comte de Gramont, Paris, galerie Charpentier, 15 juin 1934, lot 88 (meuble illustré) ;
– J. Nicolay, L’art et la manière des maîtres ébénistes français au XVIIIe siècle, Paris, 1956, p. 35 et 112 (meuble illustré fig. C) ;
– P. Verlet, Les meubles français du XVIIIe siècle, tome II (ébénisterie), Paris, 1957, p. 75 ;
– A. Pradère, « Les commodes à palmes et fleurs de Cressent », Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art Français pour l’année 2000, Paris, 2001, p. 115-131. Ill. 7 (meuble), 9 (détail bronzes du cartouche), 11a (bâti arrière avec numéro) et 11b (détail du numéro) ;
– A. Pradère, Charles Cressent, Dijon, 2003, p. 149-151 et p. 277 (trois ill.) ;
– D. Alcouffe, Antoine Robert Gaudreaus, ébéniste de Louis XV, Dijon, 2021, p. 86, 87, 148, 150, 414 (ill.).
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