La construction la plus haute au monde réalisée avec une charpente tridimensionnelle (procédé Prouvé-Pétroff).
1969, Une innovation architecturale et technique
Le refuge actuel des Évettes a pour origine la politique de renouvellement des équipements d’altitude engagée par le Club Alpin français (CAF) au début des années soixante.
Situé au fond de la vallée de la Maurienne, il s’agissait en 1969 de reconstruire un refuge édifié initialement en 1907 par le CAF avec le Touring Club de France, qui avait été remplacé en 1948 par une baraque provisoire en bois, après sa destruction volontaire par l’armée française en juin 1940, pour qu’il ne puisse pas servir aux armées italiennes.
Le refuge est implanté sur un site orienté au Sud dominant de petits lacs bordés de rochers, face au spectaculaire cirque glaciaire entouré par les séracs du glacier des Évettes et les sommets de l’Albaron (3637m d’altitude) et de la Grande Ciamarella (3676m d’altitude).
En 1968, le CAF décide la construction d’un nouveau refuge d’une capacité de 70 personnes au même emplacement. Il fait appel à l’Atelier d’Architecture en Montagne (AAM) de Chambéry réputé pour ses réalisations en montagne, notamment la construction de Courchevel 1850 et la station des Arcs dans le massif de la Vanoise.
L’architecte Guy Rey-Millet [1], également alpiniste et skieur, sollicite les conseils de l’ingénieur Jean Prouvé [2] avec qui il étudie alors un projet d’habitat de haute altitude à la station d’Arc 2000, fondé sur une structure métallique qui serait couverte par des panneaux composite de faible inertie fabriqués par la société Matra [3]
A cette occasion, Jean Prouvé fait connaître la structure métallique mise au point par Léon Pétroff [4], son collaborateur, à partir de caissons en barres triangulées. Système autoportant, les points d’appuis nécessaires sont reportés à la périphérie de la construction, dégageant ainsi une surface libre de tout porteur.
En1969, Guy Rey-Millet propose au CAF un projet développé sur un niveau, de 225m² de surface pour les 70 places du programme, en recourant aux composants conçus par Jean Prouvé et Léon Pétroff.
Les éléments de l’ossature sont préparés en atelier. Leur acheminement sur le site par hélicoptère est facilité par leurs petites dimensions et leur faible poids. Ce qui permet également de prévoir le chantier en une seule saison.
La structure métallique est couverte d’une résille en nappe d’éléments parallélépipédiques en acier assemblés par boulonnage [5] fixés sur des poteaux en acier galvanisé disposés sur la périphérie du bâtiment [6].
Les façades sont composées de panneaux Matra [7], constitués d’un cadre bois rempli de mousse phénolique ininflammable injectée dans un réseau en forme de nid d’abeilles, fermés par une plaque de ciment.
Chaque face du panneau est couverte d’une couche de polyester stratifié, sur laquelle est appliquée une résine résistante (un « gel-coat ») utilisée dans la marine. Le panneau est à haute isolation thermique. Il est imperméable et étanche à l’eau sur tous les champs. Les angles de la construction sont arrondis et traités avec des panneaux en plaques moulées. Les panneaux sont fixés aux poteaux périphériques par des plaques de serrage boulonnées avec interposition de joints d’étanchéité en néoprène, d’un mastic silicone à la jonction entre panneaux et d’un joint en butyl entre les panneaux et la toiture.
La couverture est horizontale de type « porte neige » [8] pour éviter la décharge de la neige et son accumulation le long des façades. Épargnant aux alpinistes et skieurs d’avoir à dégager la porte et les fenêtres, après une journée d’efforts.
Les cloisons sont en panneaux de bois contrecollés fabriqués par la société Rousseau dans lesquels les portes, arrondies aux angles, ont été découpées en atelier. L’absence d’élément porteur à l’intérieur donne toute liberté au plan : les cloisons sont fixées aux poteaux placés en périphérie. Le mobilier en bois (bat-flanc, étagères, tables, bancs…) est dessiné et conçu par l’architecte en fonction du plan.
Le déplacement des composants ne nécessite pas d’engins de levage, simplifiant le chantier qui se déroule en huit semaines durant l’été 1970.
L’assemblage de la charpente et la pose des panneaux mobilisent trois hommes équipés d’un escabeau et de clefs de serrage. Les pierres de l’ancien refuge sont réemployées pour le soubassement.
Une construction « légère » à faible inertie sera ainsi expérimentée en haute altitude où le climat est particulièrement contraint par l’importance des charges de neige et les écarts importants de température. La dimension expérimentale de la construction fut soulignée par le maître d’ouvrage en 1971 lors de son inauguration en replaçant le refuge dans le développement de l’architecture contemporaine : « Le Club Alpin a fait sienne […] les idées contemporaines : le fonctionnalisme humain d’un Le Corbusier […] servi par une industrialisation de la technique de Jean Prouvé, reconnu comme le grand penseur de l’architecture contemporaine, nouveau maître à penser d’une génération de jeunes architectes. Simplifions ; fonction + technique = efficacité, impliquant l’esthétique. » [9]
1971, Le refuge du col de la Vanoise
L’expérience du refuge des Évettes est renouvelée en 1971, avec l’agrandissement par le CAF du refuge du col de la Vanoise (2547m d’altitude). Devenu une étape très fréquentée par les randonneurs du chemin de Grande Randonnée n°5, promu la même année « Grande Traversée des Alpes », comme par les alpinistes qui gravissent le sommet de la Grande Casse (3855m d’altitude) ou traversent les glaciers de la Vanoise et le dôme de Chasseforêt (3586m d’altitude).
Le programme du refuge (170m²) comprend aussi un bâtiment (77m²) destiné aux gardes du parc national de la Vanoise.
Le projet est confié à l’équipe du refuge des Évettes qui adopte le même procédé constructif. Les deux bâtiments sont construits en deux mois au cours de la saison 1972. Ils sont mis en service l’année suivante.
Une architecture « modulaire » pour la haute altitude, témoin de l’architecture des années soixante.
Le refuge des Évettes témoigne du développement de la construction modulaire en haute altitude et de son adaptation à des réalisations de plain-pied. L’assemblage des composants fabriqués en atelier, aisément transportables, simplifie les tâches sur le chantier, réduit sa durée et les équipes d’ouvriers. C’est la transposition aux bâtiments d’altitude des procédés constructifs élaborés par des équipes de concepteurs et de constructeurs et protégés par des brevets afin de permettre leur reproduction pour d’autres programmes (habitations, bureaux, ateliers, équipements public).
Les maîtres d’ouvrage des refuges de montagne s’intéresseront à cette architecture modulaire lorsque, dans les années 60-70, ils seront confrontés à la demande croissante d’hébergements d’altitude liés à l’essor de la randonnée pédestre et l’ouverture d’espaces jusque-là délaissés.
Préoccupés de bâtir simplement en altitude, les maîtres d’ouvrage se tournent vers la mise en œuvre de modèles conçus pour la vallée qui s’avéreront tout à fait adaptés aux contraintes climatiques et d’éloignement propres aux sites de haute montagne :
– Le refuge de Chabournéou (CAF, massif du Valgaudemar, 2020m d’altitude) réalisé en 1970 par François Lederlin [10], architecte et Michel Georges [11], charpentier menuisier, avec des fermes en bois composées de pièces de 25mm d’épaisseur, réduisant ainsi le poids des charges et les efforts de levage.
– Les refuges bâtis à partir de 1968 sur les itinéraires de randonnée de la zone centrale du parc national de la Vanoise (PNV) à partir d’une adaptation de chalets de vacances dessinés par André Lepesant [12] architecte associé au charpentier Chaloin (Saint-Vérand, Isère) ; conçus comme des cabines de bateau, ils sont construits avec des fermettes nécessitant que quelques jours d’assemblage. Quinze exemplaires seront édifiés en haute altitude par le PNV et le CAF [13]
– Les abris refuges édifiés à partir de 1970 pour accompagner la traversée des hauts-plateaux du Vercors à l’initiative de Jean-Pierre Feuvrier [14], ingénieur des Eaux et Forêts, responsable du Parc naturel régional du Vercors. Jean-Marie Barnier [15], architecte conçoit une construction compacte organisée sur un plan hexagonal bâtie avec six panneaux d’ossature bois et six demi fermes assemblées au centre de la construction [16]
La reconnaissance patrimoniale, un projet à construire ?
Trente ans plus tard, ces constructions sont reconnues suffisamment dignes d’intérêt sur le plan architectural par le ministère de la Culture pour décider, en 2003, de labelliser « patrimoine du XXème siècle » le refuge du Col de la Vanoise [17], en associant le CAF et les collectivités locales.
C’est la reconnaissance de la simplicité constructive adoptée pour des chantiers d’altitude, pourtant soumis à des aléas climatiques rudes, et du très bon entretien des deux refuges par le CAF, édifiés chacun selon les procédés de J. Prouvé et L. Pétroff. Reconnaissance également d’une intégration discrète de l’architecture au site, en toutes saisons, en raison de la faible hauteur et de la neutralité de l’aspect et des couleurs du bâtiment.
Des parentés ont pu d’ailleurs être faites avec l’architecture des monastères bouddhistes édifiés dans les montagnes du Tibet, caractérisée par des volumétries simples et la régularité des géométries.
Cependant, malgré le label « Architecture contemporaine remarquable » (ACR), le refuge du Col de la Vanoise a été démoli en 2017 cinq ans après l’édification [18] d’un nouveau refuge destiné à répondre aux attentes de la Fédération Française des Clubs Alpins de Montagne (FFCAM) [19]. Les deux constructions labellisées ACR ont été démontées, les composants stockés dans un hangar à Alpespaces (Savoie), puis donnés en 2021 par la FFCAM [20].
Aujourd’hui, c’est le refuge des Évettes qui est menacé de disparaître. Au titre d’un « plan de rénovation des refuges » lancé en 2017 [21], un programme de « reconstruction du refuge des Évettes » a été adopté en avril 2021 qui prévoit la démolition du refuge et la construction de 354m² pour une capacité de 54 couchettes [22].
Aucun diagnostic, ni architectural, ni technique, n’a été engagé malgré une reconnaissance patrimoniale de fait, et largement partagée, un très bon état de conservation et un entretien parfait assuré par le maître d’ouvrage lui-même.
D’ailleurs, la reconstruction des refuges est généralement décidée à la suite de dégradations consécutives à des catastrophes naturelles (avalanches, éboulements, effondrement du sol…). Les refuges font très rarement l’objet d’une démolition, en dehors des situations nées d’un entretien difficile ou volontairement négligent.
La démolition du refuge des Évettes signifierait la disparition de l’une des rares constructions encore en place témoignant de l’emploi des procédés constructifs des ingénieurs Prouvé et Pétroff, très largement reconnus, à une altitude telle qu’il serait le refuge à charpente tridimensionnelle le plus haut au monde.
Cette approche, de type « table rase », est regrettable. Alors que la construction d’un nouvel édifice associée au maintien et à la valorisation patrimoniale du refuge actuel paraît tout à fait possible [23].
Ce qui permettrait de maintenir et valoriser les constructions anciennes témoignant de l’ingéniosité développée alors et de favoriser les approches innovantes pour les nouveaux bâtiments. Comme cela se fait déjà en montagne : « […] L’objectif de la construction de cabanes est aujourd’hui de reconnaître, de préserver et d’adapter aux besoins actuels ainsi qu’aux exigences légales le précieux patrimoine architectural des cabanes existantes, afin qu’elles remplissent leur fonction principale de point d’appui pour les sports de montagne. […] Leur « caractère d’hébergement de montagne simple » doit demeurer le « signe distinctif » [24]
Jean-François Lyon-Caen, architecte, fondateur du master et de l’équipe de recherche architecture-paysage-montagne à l’École nationale supérieure d’architecture de Grenoble.