Revue 231 - 2024
Sommaire - N°231 - 2024
Éditorial : Politique
Julien Lacaze
Notre-Dame de Paris : hypothèse de la pyrolyse et risques d’incendies
Rémi Desalbres
La « reterritorialisation », préalable nécessaire à une protection efficace du patrimoine ?
Cyrille Cobert
PATRIMOINE FUNÉRAIRE
Cimetières urbains : un patrimoine végétal et culturel à préserver
Alice Foulon
Tombes et cimetières de Corse
Jean-Louis Hannebert
Reprises de concessions et monuments funéraires de Beaune
Eric Sergent
Destins croisés de quatre pavillons royaux
Antoine Boulant et Julien Lacaze
La révision du plan local d’urbanisme de Paris : une occasion manquée
Julien Lacaze
ARCHITECTURE DU XXE SIÈCLE
Saint-Honoré d’Amiens, une église de la seconde reconstruction à sauvegarder
Michel Mathieu, Thomas Boothby, Amar Benazzouk
Le sauvetage de l’ancien collège de Clermont-de-l’Oise
Emmanuel Bellanger
Un maire condamné pour violation de la loi Beauquier
Bertrand Rossi
PATRIMOINE RELIGIEUX
Le Teil, l’église est démolie pour agrandir la place de la mairie
Raphaël Buard
Quel avenir pour le patrimoine rural religieux ?
Christophe Éoche-Duval
L’ancien carmel Jésus-Maria d’Abbeville : un unicum ?
Romain Zechser
PAYSAGES ET ÉNERGIES NOUVELLES
Portfolio du Tour de France éolien
Marc Antoine Chavanis
Les communes confrontées au zonage local des énergies renouvelables
Christian Ferté
La vie du mobilier, d’une maison à une autre, de la liste au catalogue
Claude Aguttes
La disparition des toponymes bretons
Frédéric Hérembert
CONCOURS POUR LA SAUVEGARDE DU PATRIMOINE
Prix 2024 des Allées d’arbres
Chantal Pradines
Prix 2024 du Second oeuvre
Jean-François Lagneau
IL Y A CENT ANS
1924 : La lutte contre les panneaux-réclame et les abus de l’affichage
1924 : L’extension et l’aménagement des villes
1924 : Les arbres d’Annecy
L’éditorial de Julien Lacaze
Politique
Du grec politikos « de la cité » (polis), relatif à la cité, au gouvernement de l’État.
Ce qui touche à l’organisation de la cité ne peut être étranger à une association de protection du patrimoine. Que conserver, que construire, où le faire, selon quelle règle d’urbanisme ? Notre activité est en cela pleinement politique.
Il est vrai que, de l’acception première du terme à son sens second, il n’y a qu’un pas. Ainsi, la tendance de la municipalité parisienne à transformer une ville réglée par Haussmann en un chaos architectural et ses espaces verts en des friches est doublement politique. Comme l’est l’arrachage systématique des grilles et des murs protégeant la nature dans cette ville. Il s’agit, en modifiant la forme urbaine, de traduire des conceptions politiques. Là où Haussmann organisait la ville en l’assainissant et en l’unifiant, Anne Hidalgo la désorganise, dans un esprit libertaire se conjuguant parfaitement avec les appétits des promoteurs. Ainsi, défendre la matérialité du patrimoine parisien a-t-il nécessairement des conséquences politiques, celles de contrarier ici et là l’épanouissement d’autres « visions ».
Mais, lorsque nous nous opposons à la destruction de l’îlot de la Samaritaine par le groupe LVMH, adoubé par une municipalité socialiste, de quel côté de l’échiquier penchons-nous ? Et quand nous nous opposons à la destruction du havre de paix du monastère de la Visitation, voulue par l’Archevêché, permise par la maire de Paris et soutenue par un maire d’arrondissement et une ministre LR, quelle tendance politique flattons-nous ? Quid des nombreux combats menés dans les Hauts-de-Seine, bastion de ce même parti, notamment pour la défense de la cité-jardin de la Butte Rouge (dont la ministre – est-ce un hasard – a permis la destruction contre un avis de sa Commission nationale de l’architecture et du patrimoine) ? Sommes-nous d’extrême droite lorsque nous nous opposons à la destruction du quartier gitan de Perpignan par une municipalité RN fort peu soucieuse d’un secteur pourtant sauvegardé ou quand nous nous opposons aux travaux faits sans autorisation au château de La Barben par le très droitier « Rocher Mistral » ? Quand nous attaquons les municipalités de Paris, de Foix ou de Bourges, est-ce parce qu’elles sont socialistes ? La maire de Paris - qui bloque notre association sur les réseaux sociaux - tente ainsi de nous intégrer au mouvement #SaccageParis qu’elle range à « l’extrême droite ». Inutile, en réalité, d’attribuer des accointances politiques à Sites & Monuments, qui accomplit en toute liberté son objet social.
Notre activité est évidemment conservatrice, au sens premier du terme, d’où peut-être un malentendu ? Association reconnue d’utilité publique, nous agissons pourtant à l’image des conservateurs de musée, garants de l’intégrité des œuvres qui leur sont confiées. Les écologistes ne sont-ils pas également "conservateurs" ?
Petite complication cependant, les statuts de Sites & Monuments lui donnent pour but de défendre le patrimoine « dans le respect des symboles qui lui sont attachés ». Ceci va donc au-delà de sa simple conservation matérielle. Nous nous opposons notamment à la vente par l’État de biens symboliques édifiés pour lui (l’hôtel de la Marine ou le pavillon du Butard), nous demandons le respect de certains lieux sensibles (chambres ou chapelles royales) dont l’usage doit être approprié (et non dédié par exemple à la promotion des Jeux olympiques), que la réaffectation de tel ou tel édifice du culte soit respectueuse de son esprit. Ainsi, nous nous sommes exprimés sur l’usage fait du patrimoine parisien lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques. Étions-nous alors hors statuts ?
Sites & Monuments défend tous les patrimoines, indépendamment des conceptions politiques ayant présidé à leur création. Le patrimoine peut d’ailleurs être associé à des souvenirs douloureux, que d’aucun voudraient effacer. La conservation et la restauration des camps de concentration et d’extermination de Sachsenhausen et d’Auschwitz en témoigne. Ce dernier, inscrit sur la liste du patrimoine mondial, est, selon l’éloquente formule de l’UNESCO, un « symbole universel de la cruauté de l’homme pour l’homme au XXe siècle ».
Et que penser du retrait de l’espace public de l’enseigne « Au nègre Joyeux », dernier témoin des façades commerçantes du XIXe siècle dans la rue Mouffetard à Paris ? Défendre son maintien revient-il à justifier l’esclavage ? Évidemment non, pour de nombreuses raisons.
Conserver n’est donc pas approuver, mais permettre au souvenir, fût-il douloureux, et à la réflexion de s’exercer.
Une chose est cependant certaine, nous ne sommes pas « woke », puisque la « cancel culture » est l’un des attributs de ce mouvement planétaire. Il s’agit d’oublier, de cacher ou même de détruire les traces d’un passé « offensant » car non conforme à nos conceptions présentes. Les régimes totalitaires, dans leur diversité, ont pour point commun cet effacement systématique du passé permettant d’éviter tout questionnement sur le présent. Chez Orwell, la quête d’un « avant » est d’ailleurs fondamentale. La boutique semi-clandestine du brocanteur ou l’interprétation de monuments en ruine est une révélation émancipatrice pour le héros de 1984. Cette tentation de l’effacement existe d’ailleurs de façon diffuse. L’éditorialiste Jean-Michel Apathie n’a-t-il pas déclaré : « Si je suis un jour élu Président de la République, je raserais le château de Versailles pour que nous n’allions pas, là-bas, en pèlerinage, cultiver la grandeur de la France » ?
Le patrimoine peut évidemment être l’illustration de réalisations sociales – voire socialistes - heureuses. Les cités-jardins de la Butte Rouge ou de Bourges, comme la Maison du Peuple de Clichy, patrimoines des années 30 que nous défendons avec opiniâtreté, sont de ceux-là. Les grands ensembles, plus ou moins vivables aujourd’hui, sont également des héritages éminents du XXe siècle. Comment ne pas succomber à la poésie des Tours Nuages d’Émile Aillaud, aux pièces sans angles droits et aux fenêtres basculantes en forme de feuilles, hublots merveilleux sur la ville ?
Pour certains, ce patrimoine est un « patrimoine de gauche », que l’on aime exclusivement, en choisissant son camp. C’est pourquoi ils opposent la défense de l’héritage social ou industriel à celui « des châteaux ».
Certains combats sont aussi traditionnellement « de gauche », notamment celui mené contre l’envahissement publicitaire de nos paysages. Sites & Monuments - qui fit voter la loi de 1910 interdisant la publicité sur les monuments historiques et dans les sites classés - agit avec plaisir aux côtés d’associations militantes comme Résistance à l’Agression Publicitaire (RAP) ou Paysages de France. Nous partageons ici la vision des partis écologistes, que nous ne pouvons en revanche suivre – toujours pour des raisons de préservation des paysages – concernent le développement de l’énergie éolienne et, dans certains cas, solaire.
Si la droite conservatrice est soucieuse de précédents et aime les édifices lui rappelant les périodes glorieuses de l’histoire de France, le patrimoine a été construit contre l’une de ses valeurs cardinales. Ainsi, le classement d’office des monuments historiques (opéré contre la volonté de leurs propriétaires), principal apport de la loi du 31 décembre 1913, est une atteinte à l’absolutisme du droit de propriété. Celui-ci, composé traditionnellement de trois attributs, l’usus (usage), le fructus (fruits) et l’abusus, se trouve amputé de cette faculté de modifier ou de détruire. À l’époque, les débats furent vifs. La tentation fut de reconduire, en cas de désaccord du propriétaire, la seule possibilité d’expropriation pour cause d’utilité publique. On préférait ainsi, depuis la fondation du service des monuments historiques en 1830, abolir très ponctuellement la propriété privée pour mieux en conserver les principes. La servitude d’utilité publique du classement triompha pourtant (voir Sites & Monuments n°220), sorte de partage de la propriété, non par lotissement de son assiette, mais par répartition de ses attributs : l’usus et le fructus pour le propriétaire, l’abusus pour la collectivité. Victor Hugo, visionnaire, l’exprimait dans sa Guerre aux démolisseurs dès 1832 : « Il y a deux choses dans un édifice, son usage et sa beauté ; son usage appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde ; à vous, à moi, à nous. Donc le détruire c’est dépasser son droit. »
Ainsi, un ouvrier peut se sentir à l’aise dans un château classé au titre des monuments historiques. Il en est co-propriétaire.
L’ultime grande loi patrimoniale, celle du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine, est ainsi une loi de gauche, la dernière, aussi, dans l’élaboration de laquelle les associations furent écoutées. Elle créa notamment le régime des domaines nationaux, une servitude de maintien in situ pour le patrimoine mobilier et une obligation de déclarer préalablement les travaux sur les immeubles labellisés "architecture contemporaine remarquable". Notre droit a depuis connu un reflux historique (voir Sites & Monuments n°228).
Oublieux de ce passé, certains journaux, se revendiquant de gauche (ce qui est évidemment leur droit), ne conçoivent malheureusement le patrimoine qu’à travers un prisme étroit ou, pire, ne s’intéressent pas à cette question, laissée aux médias « réactionnaires ». Les interventions des associations de protection du patrimoine y sont par conséquent rares (et d’autant plus précieuses). D’autres médias, se situant à droite, tout aussi oublieux de l’histoire, sont en revanche friands de ces questions. Les associations dédiées à la préservation du patrimoine s’y expriment donc mécaniquement plus souvent. Ce qui n’empêche pas certains petits malins (Le Louvre pour Tou.te.s notamment) de tenir la comptabilité de nos interventions pour en déduire que nous penchons à droite ! Sans même s’interroger sur leur militantisme politique assumé…
Notre association a, en réalité, pour principe de répondre à tout titulaire d’une carte de presse, en évitant toutefois l’amateurisme de certains blogs. Ce qui ne signifie nullement que nous adoptons la ligne éditoriale des différents médias concernés. Une tribune sollicitée par le JDD sur l’apparition de rouille sur la tour Eiffel a ainsi consisté à soutenir les revendications de la CGT pour plus d’investissement public dans la restauration du monument.
Nous nous adressons ainsi à l’ensemble du spectre médiatique français. À l’Humanité, à Médiapart (privatisation de Grignon, emprise d’LVMH à Paris…), au Nouvel Obs, à Libération, à Télérama, à RCF, à France Culture, France Inter, France Info, France 2, France 3, au Monde, à La Croix, au Parisien, au Canard enchaîné, au Point, au Figaro, à TF1, BFM, RTL, Europe 1, Sud Radio, à Marianne, au JDD, à Valeurs Actuelles, à toute la presse quotidienne régionale et d’autres encore… Mais comment faire lorsque des tribunes nous sont proposées - cela fonctionne ainsi - par des médias plutôt classés à droite ? Faut-il refuser d’y répondre pour ne pas marquer politiquement l’association ? Pourquoi les médias engagés à gauche ne nous confient-ils pas de tribune ? Pourquoi sont-ils les seuls à nous reprocher nos interventions dans les médias de l’autre bord ? Si nous sommes à nouveau interviewés par Le Monde, notre dernière tribune y remonte à juin 2015. Il s’agissait d’une insertion forcée d’un droit de réponse relatif à l’affaire de la Samaritaine…
L’abandon du patrimoine à la droite est également le fait des partis politiques. En avril 2022, à quelques jours de l’élection présidentielle, la ministre de la Culture Roselyne Bachelot reprenait à son compte, dans un tweet, l’appréciation du journal Le Monde : « Pour la Culture, Emmanuel Macron entend choyer les artistes vivants, Marine Le Pen les vieilles pierres ». En juin 2024, à quelques jours des élections législatives, Libération titrait sur l’« impasse culture de l’extrême droite » et son « obsession du patrimoine ». Plutôt que d’avoir une pensée « de gauche » sur le sujet, la question patrimoniale semble désormais intouchable.
Il est vrai que le programme patrimonial du Rassemblement National - contrairement à celui de Reconquête !, d’inspiration clairement libérale - et devenu tout à fait convainquant, pendant que la gauche, historiquement motrice en la matière, focalisait son attention sur des sujets sociétaux. Les associations sont ici à nouveau placées dans une situation intenable. Si l’extrême droite affirme que la terre est ronde, faudra-t-il dire un jour qu’elle est plate ? Difficile notamment de ne pas partager son analyse concernant l’énergie éolienne, constat que nous faisions cependant bien avant la politisation de ce sujet.
La pratique diffère cependant déjà, on l’a vu, des vertueuses proclamations. Sur le fond, nous ne partageons évidemment pas le goût de la droite extrême pour le pastiche, sa nostalgie des ordres classiques, ni sa détestation de l’architecture du XXe siècle ou de l’art contemporain (son association au patrimoine étant, selon nous, féconde notamment au musée de la Chasse, au château d’Oiron ou à Versailles).
Enfin, que penser de la question, essentielle, de la politique patrimoniale ? Il s’agit ici de réfléchir, en dégageant des priorités d’action. Cette notion semble ne plus exister, un ministre de la Culture accédant au pouvoir pour des raisons de cuisine politicienne, pas pour conduire une politique. La désespérante litanie des derniers titulaires de ce maroquin le prouve. Il serait pourtant urgent de concevoir, au ministère de la Culture, un discours sur l’isolation thermique des bâtiments et sur les nouvelles énergies. Bref, proposer des solutions vertueuses pour ne pas subir les politiques inadaptées d’autres ministères. Nos ministres de la Culture se désintéressent pourtant de ces sujets, ce qui condamne des pans entiers de notre héritage collectif. Quid aussi des conséquences de la surdensification des métropoles pour leur patrimoine naturel et bâti, à l’heure du réchauffement climatique ? Le ministère de la Culture pourrait conduire une politique volontariste de protection de ces ensembles complexes. Les ambitions parisiennes de Rachida Dati nous donnaient de l’espoir à ce propos. Que se passa-t-il, pourtant, au monastère de la Visitation, doté d’une rarissime ferme urbaine de 5500 m2, célébrée par Émile Zola pour son étonnante vacherie ? Loin de protéger et d’acquérir, avec l’aide de son collègue de l’Écologie (Fonds Vert), ce site unique pour les Parisiens - comme le demandaient sept associations - la ministre jugea opportun électoralement de prendre fait et cause pour le projet densificateur de l’archevêché, soutenu par le maire LR de l’arrondissement. Adieu arbres et ferme urbaine pédagogique, la politique patrimoniale attendue accoucha de l’habituelle politique politicienne.