Revue 227 - Année 2020
Sommaire
- Éditorial - Résistance
Julien Lacaze
ÉOLIENNES
- Éoliennes de Sainte-Victoire : premiers enseignements d’une bataille
Benedict de Saint-Laurent - Assassinat programmé des paysages et du patrimoine de la France
Jean-Louis Butré - Le massacre inutile
Arnaud Casalis
MONUMENTS
- Vente à la découpe des Monuments Historiques
Julien Lacaze
PATRIMOINES DES XIX° et XX° SIÈCLES
- Le patrimoine du XX° siècle
Guy de Boiville - La villa Harriet Baïta
Françoise Vigier - La gare de Vichy
Bernard Toulier
SITES PATRIMONIAUX REMARQUABLES
- Article Perpignan, le naufrage d’un site protégé
Olivier Poisson
DOMAINE PROTÉGÉ À PARIS
- La marchandisation du jardin des Tuileries
J . Morand-Deviller / P. Légeron - Le Champ de Mars, enjeu environnemental national
Bernard Seydoux - La dénaturation du site protégé des Invalides
Patrick Beaudouin
SECOND ŒUVRE
- Les plaques de cheminées
Souad Meslem / Philippe Palasi - Secrets de Croisées
Claude Landes
CONCOURS POUR LA SAUVEGARDE DU PATRIMOINE
- Prix 2020 des Allées d’arbres
- Prix 2020 du Second œuvre
IL Y A CENT ANS
- 1920 : Servitudes esthétiques
Léandre Vaillat - 1920 : Alerte pour Ploumanac’h
Charles Le Goffic
RÉSISTANCE
Je tiens tout d’abord à saluer notre président d’honneur, Alexandre Gady, qui a su rendre toute sa jeunesse à une association plus que centenaire et qui nous a montré, avec flamboyance, le chemin des combats sans concession et de la liberté absolue de parole dont nous sommes désormais les héritiers.
Alexandre ne quitte évidemment pas le Patrimoine et se tourne vers un projet formidable : celui de créer à Saint-Cloud — dans un bâtiment que notre association a défendu — le musée du Grand Siècle qui manquait à notre pays. Aussi, j’ai accepté la responsabilité de présider Sites & Monuments et de diriger sa revue, reflet de ses combats. Guy de Boiville, que je remercie, en est le nouveau rédacteur en chef.
Les défis qui s’imposent à nous sont particulièrement lourds : l’objet social de l’association nous place, que nous le voulions ou non, dans une position de résistance sur de nombreux fronts. Les mesures justifiées par la lutte contre le réchauffement climatique sont tout d’abord une lame de fond redoutable pour les paysages et le patrimoine bâti. Dogmatiques, elles sont terribles par leur massification et leur indifférenciation. Ainsi, il faudrait accueillir a minima 6 500 nouvelles éoliennes d’ici 2028 et rénover l’ensemble des logements français « au niveau bâtiments basse consommation » d’ici 2050...
Les paysages, déjà compromis par l’agriculture intensive et l’urbanisation, tendent malheureusement à devenir des zones semi-industrielles de production d’énergies renouvelables et nos habitations de simples machines à économiser l’énergie. Le beau, l’inutile et le gratuit sont oubliés. Nos plus fameux sites et leur biodiversité font ainsi les frais de la folie éolienne, écrasés par des équipements sériels gigantesques faisant naturellement le vide autour d’eux.
Nos maisons sont progressivement plastifiées, avec les conséquences sanitaires qui en découlent. Le PVC remplace ainsi le second œuvre traditionnel et ses superbes réalisations broyées au nom de la performance énergétique ; certaines parmi nos plus charmantes façades sont revêtues de polystyrène — le plan de relance y incite —, tandis que les décors intérieurs disparaissent partout au profit de boîtes isolées en « placoplâtre ».
Les méthodes décriées des commerciaux de l’éolien et des démarcheurs téléphoniques de l’isolation se rejoignent pour mieux défigurer notre environnement, aux frais du contribuable. Tels les fermiers généraux sous l’Ancien Régime, les entrepreneurs de l’écologiquement correct feignent de redistribuer — aux collectivités locales comme aux particuliers — l’argent public qu’ils vampirisent. Est-ce cela, le néo-libéralisme ? Il y a peu, 900 millions d’euros étaient ainsi alloués annuellement via un « crédit d’impôt transition énergétique » au changement de nos portes, fenêtres et volets, tandis que 121 milliards étaient dédiés, en 2018 et jusqu’en 2044, à l’intermittence éolienne et solaire, engagement dépassant aujourd’hui les 200 milliards d’euros ! Dans le même temps, l’État peine à consacrer chaque année 330 millions à la « restauration et à l’entretien » de nos 45 000 monuments historiques…
L’utilité de ces mesures climatiques est pourtant contestée, tant en raison de la décarbonation effective de notre électricité, que de l’intermittence de l’éolien ou au regard des propriétés isolantes des matériaux et techniques de construction traditionnels. Mais, peu importe, l’éolien reste — pour combien de temps encore ? — le totem des ENR et l’argument de la relance économique justifie désormais le massacre du bâti ancien comme du patrimoine du XXe siècle : « quand le bâtiment va, tout va ».
Cette extinction massive de tout un pan du patrimoine n’intéresse malheureusement pas le ministère de la Culture qui, battu d’avance, abandonne ce sujet au ministère de la Transition écologique.
Comment agir face à cette déferlante et cette incurie avec de faibles moyens associatifs ? Il faut d’abord documenter rigoureusement et médiatiser inlassablement les effets de notre politique énergétique sur les patrimoines : le vandalisme qui en découle doit apparaître au grand jour et susciter la réflexion. Dans ce but, nous luttons pied à pied dans de nombreux dossiers éoliens emblématiques, comme celui de la montagne Sainte-Victoire, où nous portons seuls le recours après « l’indemnisation » des requérants locaux par le promoteur… Dans le domaine du second œuvre, Sites & Monuments travaille notamment à mettre en valeur les travaux et la collection de son ami Claude Landes : ils révèlent l’histoire, la diversité, la beauté et la noblesse des matériaux de ces anciennes croisées que nous détruisons allègrement.
Autre phénomène majeur, la chaîne des transmissions de nos grandes demeures historiques — conservatoire fondamental et complexe de l’esprit français — est de plus en plus couramment rompue, provoquant de terribles déflagrations patrimoniales. Ce qui avait été patiemment tissé au fil des générations s’effondre dans l’indifférence : aménagements intérieurs, compositions mobilières ou paysagères sont concassés, avec l’art de vivre qui les unit. Le remède — celui de la concentration de quelques œuvres décontextualisées dans de grands musées — participe en réalité au mal, les ensembles patrimoniaux étant réduits à de simples façades et leur visite au coup d’œil lointain. Comme en matière d’éoliennes, les métropoles asservissent ici les campagnes en les vidant de leur substance.
Ainsi, la vente en 2018 du château de Dampierre, où onze ducs de Luynes s’étaient succédés depuis le XVIIe siècle, a conduit, après « enrichissement » des musées du Louvre, d’Orsay et d’Orléans, à la destruction d’une stratification unique d’œuvres ayant pourtant échappé à la fureur révolutionnaire ; la vente, en 2019, du château de Pontchartrain, lui aussi amputé de ses précieuses collections (le futur musée du Grand Siècle et les archives départementales des Yvelines se dévouant, cette fois) permettra son découpage en quatre-vingt-six appartements. Ne pouvant qu’embarrasser un investisseur, son parc classé dessiné par André Le Nôtre a été cédé à part. Comble de l’ironie, cette opération de vente à la découpe est défiscalisée et accompagnée par la DRAC d’Ile-de-France, dont l’inaction coutumière est encouragée par un amendement de « simplification » servant les promoteurs ; les collections du château de Mouchy, demeure ancestrale des Noailles, ducs de Mouchy, après avoir été appauvries par le musée de Versailles, ont récemment été dispersées et c’est aujourd’hui le tour du château de Verteuil, mis en vente par la famille de La Rochefoucauld, qui y demeurait depuis mille ans ! L’annonce de la vente précise : « De plus, et pour éventuellement conserver l’esprit des lieux, il est possible d’acquérir du mobilier. » Ces exemples ne sont probablement que la partie émergée de l’iceberg, le ministère de la Culture refusant obstinément de communiquer les certificats d’exportation d’œuvres, reflets de l’explosion des ensembles patrimoniaux , certificats amenés au demeurant à disparaître par l’effet du doublement subreptice, en décembre, des seuils de déclaration.
Qui reprocherait pourtant à une famille de ne pas vouloir — ou de ne plus pouvoir — être enchaînée à de telles demeures, forme d’esclavage ruineux ? Il faut en revanche que les monuments « s’appartiennent » et créer des conditions favorables à leur conservation ou à leur reprise sans appauvrissement patrimonial. Ainsi, encourager fiscalement l’attache à perpétuelle demeure du mobilier par une dation de servitude ne coûterait pas cher à la collectivité, pas plus que l’exonération de l’IFI des monuments ouverts au public ou le maintien d’une structure de portage patrimonial — immobilier et mobilier — que la Fondation du patrimoine tente paradoxalement de saborder. Les amendements correspondants, dont le ministère de la Culture n’a jamais voulu se saisir, sont prêts depuis 2017...
Et que penser du plan « Action cœur de Ville », censé revitaliser les communes rurales, et qui consiste, comme à Saint-Dizier, Prades, Verdun ou Dunkerque à faire table rase du patrimoine dégradé plutôt qu’à le restaurer ? Que penser de l’action de l’ANRU, qui pousse à la démolition du patrimoine labellisé du XXe siècle à la Butte-Rouge et à Nanterre, ou des dérogations délétères aux pouvoirs des ABF en matière de patrimoines en péril, qui produisent leurs premiers effets à Marseille ou Sierck-les-Bains ?
Parmi les patrimoines symboliques d’État, comment concevoir l’attaque du domaine national de Saint-Cloud dont les limites doivent être rognées, avec destruction d’un pavillon de garde et d’arbres dans la force de l’âge pour créer une « promenade », ou la dénaturation de son réseau hydraulique (les étangs Corot) comme, dans un autre registre, l’incendie d’une nouvelle cathédrale, perdant cette fois son précieux mobilier, confié aux bons soins d’un « bénévole » ?
Comment interpréter enfin les demandes de retrait de l’espace public de certaines enseignes et désormais sculptures à l’aune de conceptions anachroniques importées ou leur revendication par des États étrangers en violation du principe fondamental d’inaliénabilité de nos collections publiques ? Ces deux expressions de la « cancel culture », consistant à effacer les traces supposées de l’esclavage ou de la colonisation, sont évidemment contre-productives. Une mise en perspective historique ou des dépôts librement consentis — allant au-delà des seuls biens spoliés — seraient en revanche fructueux, car aucun peuple ne peut être privé de son passé, par nature complexe.
Dans ce paysage apocalyptique, la crise actuelle nous éclaire. Elle démontre en effet l’absurdité de la densification de nos métropoles comme de la concentration croissante des flux touristiques, mais aussi la possibilité — fruit du progrès des techniques — de réinvestir les campagnes, et pourquoi pas nos demeures historiques, pour y travailler et y vivre dans le respect du patrimoine !
L’effet de ciseaux, dont les patrimoines naturels et bâtis sont structurellement les victimes — par densification dans les métropoles et abandon dans la France rurale —, pourrait-il enfin s’inverser ?
Voici un motif d’espérance que nos politiques et administrations devraient accompagner, encourager et encadrer, toujours dans l’intérêt général.
Directeur de la publication :
Julien Lacaze
Rédacteur en chef :
Guy de Boiville
Secrétaire de rédaction :
Marguerite Décard