Il y a 40 ans, en octobre 1979, le Mont-Saint-Michel et sa baie étaient inscrits sur la liste du patrimoine mondial. L’exposé des motifs du classement en faisait la description suvante : « Sur un îlot rocheux au milieu des grèves immenses soumises au va et vient de puissantes marées s’élève la ’Merveille de l’Occident’ » (voir ici).
Aujourd’hui, ces grèves immenses sont menacées par l’accélération de la vitesse de l’ensablement et l’extension irrésistible des herbus, conséquence de la surélévation des fonds, constatées après la réalisation du projet de rétablissement du caractère maritime (RCM) du Mont-Saint-Michel.
A terme, ces grèves, cette vaste étendue, tour à tour de sables miroitants puis recouverte par la mer, se réduiront et la Merveille de l’Occident aura perdu de sa magie.
L’ensablement de la Baie est un phénomène bien connu en raison du dépôt de sédiments apportés par le flot dont une fraction seulement est remportée par le jusant[1]. La surélévation moyenne historique était d’environ 3 cm par an. Aujourd’hui, dans la zone s’étendant entre Genêts, Saint Léonard et la pointe du Grouin, celle de la traversée de la baie si appréciée pour la qualité de son paysage et son approche de la Merveille, elle est d’environ 20 cm par an.
Les relevés Lidar[2] aéroportés effectués pour apprécier l’altitude des sables, une à deux fois par an, pour le compte du syndicat mixte de la Baie du Mont-Saint Michel[3] et portés à notre connaissance, confirment rigoureusement cette progression spectaculaire de l’ensablement dans cette zone, constatée par les habitués de la Baie.
Le relevé ci-dessous donne l’altitude des sables et fait apparaître, en rouge, les zones qui ont été érodées depuis 2009 et, en bleu, les zones d’accrétion sédimentaire. On note l’importance des zones en bleu foncé où le niveau s’est élevé de plus de deux mètres.
Depuis la réalisation des travaux pour le rétablissement du caractère maritime et la mise en service du barrage sur le Couesnon en 2009, les dynamiques de la baie ont été bouleversées. Deux fois par jour, six heures après la pleine mer, alors que celle-ci s’est retirée au loin, les portes du barrage sont ouvertes pour libérer le volume d’eau emmagasiné et provoquer, par effet de chasse, le renvoi des sédiments qui s’étaient accumulés à proximité du Mont et menaçaient de l’ensabler. Le Couesnon, rivière côtière qui méandrait entre le Mont et Tombelaine, avant la réalisation des travaux, a, depuis l’ouverture du barrage, acquis une grande vigueur et élargi son lit.
Ce courant de grande énergie a progressivement déplacé la zone basse vers le sud. Les rivières Sée et Sélune qui depuis des dizaines d’années coulaient au nord, nord-est de Tombelaine (la zone des traversées), faiblement incisées dans l’estran[4], attirées vers le point le plus bas, se sont déplacées vers le sud, à proximité du Mont.
Dans la baie, le rôle des rivières est fondamental pour le contrôle de la sédimentation. Leurs divagations modèlent l’estran. La zone où elles se déplacent est affouillée. Par contre, dans les zones où elles ne sont pas ou plus présentes, l’ensablement augmente. En raison du départ des rivières vers le Mont, l’ensablement a beaucoup augmenté dans la zone maritime située entre Tombelaine et Genêts, Saint Léonard, le Grouin du Sud. Corrélativement, la zone située entre le Mont et Tombelaine a été désensablée. D’après les calculs faits à partir des relevés Lidar, 10 millions de m3 auraient été prélevés dans cette zone depuis la mise en service du barrage sur le Couesnon, en 2009, tandis que 12 millions de m3 se sont déposés dans les grèves situées entre Genêts, le Grouin du Sud et Tombelaine.
Cette évolution ne correspond pas du tout à celle prévue par l’étude d’impact publiée avec le projet de rétablissement du caractère maritime (RCM) du Mont-Saint-Michel. Celle-ci prévoyait que les aménagements n’auraient aucun impact sur la sédimentation dans la petite baie et que les cours des rivières Sée et Sélune devaient rester séparés de celui du Couesnon par un grand banc allant de Tombelaine au littoral.
Est-il possible que l’étude de ce grand projet d’environnement soit fausse ? Pour sa part, le comité de suivi composé de scientifiques chargés de suivre les effets hydrauliques du projet, a prétendu, sans en apporter la preuve, que cette étude d’impact faite à horizon 2024-2040 était obsolète !
Le syndicat mixte de la baie du Mont-Saint-Michel, gestionnaire du projet, a déclaré que tout était normal « Il n’y aurait pas d’écarts sensibles par rapport à ce que l’on pouvait s’attendre étant donné la variabilité du sol observée dans la Baie ». Il est exact que les rivières ont toujours divagué. Mais, en se référant à l’historique des divagations recensées aux siècles anciens, les responsables nient la profonde évolution du fond de la baie depuis le XIXe avec la réalisation de canalisations, digues et barrages pour que les rivières ne puissent plus divaguer comme elles le faisaient auparavant à proximité du Mont et pour accroître la superficie des terres cultivables avec la création des polders stoppée de justesse à proximité du Mont dans les années 1930. Le fond de baie est anthropisé.
Il est évident pour tous les usagers de la baie, qu’au cours des décennies passées, on n’a jamais observé de bouleversements aussi importants que ceux l’ont peut constater après 10 ans de fonctionnement du barrage et des chasses.
Il y a corrélation entre le fonctionnement du barrage et l’évolution actuelle. Sur les grèves, les touffes de plantes pionnières des herbus, la spartina anglica et la salicorne, se multiplient à vue d’œil.
Si l’objectif du projet RCM est atteint côté Mont dont le caractère maritime a été rétabli, il provoque, côté Baie, des effets catastrophiques imprévus par l’étude d’impact. Comment ne pas s’émouvoir que Tombelaine, ce rocher mythique, - qui était jusqu’alors une île véritable entourée deux fois par jour par la mer - peut de nos jours être rejoint, à pied, à marée haute, de faible coefficient, depuis la côte, à Vains. A ce train là, Tombelaine aura vite le statut d’un Mont-Dol normand, entouré de verdure.
Il est grand temps de vaincre l’indifférence générale à l’évolution désastreuse des grèves, portant atteinte au paysage maritime, et de chercher à y apporter un remède.
Les autorités doivent reconnaître que le fonctionnement mal maîtrisé du barrage sur le Couesnon a eu des effets négatifs sur toute une zone de la baie maritime, puis prendre les mesures qui assureront tout à la fois le rétablissement du caractère maritime du Mont-Saint-Michel et la préservation, prévue dans le cadre du projet RCM, du paysage maritime de la baie.
Quarante années après l’inscription du Mont et de sa baie sur la liste du patrimoine mondial et l’affirmation de sa valeur exceptionnelle universelle, agissons pour que soit préservée la magie des grèves. Le Mont, grand patrimoine architectural, est inséparable de son patrimoine naturel.
Marie-Claude Manet, présidente d’honneur l’Association des Amis du Site de Genêt, de ses environs et de la Baie du Mont-Saint-Michel (AGEB), adhérente de Sites & Monuments
[1] Le jusant, est le terme maritime qualifiant la période pendant laquelle la marée est descendante.
[2] La télédétection par laser ou lidar, est une technique de mesure à distance fondée sur l’analyse des propriétés d’un faisceau de lumière renvoyé vers son émetteur.
[3]Une nouvelle structure, l’EPIC (établissement public à caractère industriel et commercial) doit prendre le relais, en 2020, du syndicat mixte de la Baie du Mont-Saint-Michel pour unifier la gestion du site et développer le tourisme et l’économie. Christian Beaux, nommé par le Premier ministre, en est le préfigurateur
[4] Partie du littoral périodiquement recouverte par la marée