Une pétition nationale circule sur internet depuis le 3 février 2014. Elle a été signée par plusieurs milliers de citoyens. Adressée au Président de la République à l’initiative de l’association La Compagnie du Paysage, et relayée par la SPPEF, elle s’élève contre l’arrachage persistant des arbres et des haies dans la campagne française. Comment justifier aujourd’hui que les haies continuent à régresser en France et, plus généralement, l’insuffisance des replantations d’arbres ?
En milieu urbain et périurbain, l’apport de l’urbanisme végétal est plus que jamais apprécié. Le verdissement des places et des rues, l’aménité des espaces publics et l’aménagement de la biodiversité en ville deviennent des objectifs de plus en plus souvent affichés par les municipalités.
Dans une époque où la vigilance environnementale tend à devenir une forme nouvelle du sentiment patrimonial, le succès rencontré par la pétition contre l’arrachage des arbres et des haies témoigne de l’intérêt que porte l’opinion publique à l’arbre, ce séculaire ami de l’homme dont chacun sait les usages et fonctions et auquel notre sensibilité attribue de nombreux pouvoirs symboliques. L’arbre, ami et allié de l’homme, est aujourd’hui pris dans un contexte paradoxal. Mieux connu, mieux soigné et un peu partout replanté, il reste souvent la victime d’attitudes sociales contradictoires. C’est pourquoi cette pétition a été lancée. Elle est signée par une diversité d’hommes et de femmes soucieux de souligner l’incohérence de ce contexte et attestant de l’urgence d’agir autrement.
L’arbre champêtre, une définition. L’arbre « hors forêt » se trouve placé en alignement le long des routes, en haies sur les talus, ou bien isolé, en bosquets et en petits bois dans les parcelles. Variée dans ses formes et du fait des essences utilisées du nord au sud du pays, on sait l’omniprésence de l’arbre dans le paysage rural européen. Né au fond des âges, le système du bocage s’est généralisé dans l’agriculture européenne à partir du XVIIIe siècle, avec le développement des « enclosures » et la fin des communaux. Pour clôturer les champs, drainer et enrichir les sols, protéger la végétation, les cultures et les animaux des excès du climat, l’arbre champêtre a été introduit dans une économie complexe qui savait tirer parti des différentes ressources offertes par les grands végétaux ligneux : des poutres aux allumettes, des fruits aux outils, aux bûches et autres fagots, l’omniprésence de l’arbre dans l’économie humaine a contribué à assurer l’essor de l’agriculture européenne depuis le XVIe siècle. L’arbre fait partie de l’écosystème terrestre. Ses multiples usages sont connus depuis la nuit des temps. Dès avant l’invention de l’agriculture et depuis que l’homme sait acclimater et améliorer la culture des végétaux, l’arbre accompagne son travail et assure sa subsistance. L’homme a façonné les paysages grâce à son alliance durable avec l’arbre, qui est un rival pour le paysan mais, bien sûr et aussi, une ressource diverse et fiable, ainsi qu’un solide outil d’aménagement.
L’histoire du paysage rural a connu des phases alternées de défrichages des espaces précédemment sauvages (période gauloise, Moyen Age, XVIIIe et XIXe siècles), puis d’enfrichements quand, en cas de désastres démographiques dûs aux guerres, à la misère et aux épidémies, la déprise délaissait les prairies et les champs et où, à nouveau, le pouvoir naturel de colonisation de l’arbre et de l’arbrisseau leur assurait une revanche dans les espaces ruraux. Au cours des siècles, avec l’essor démographique, l’emprise des sociétés humaines sur les territoires a été grandissante. Le développement des paysages agricoles s’est fait au détriment des friches, des landes, des bois et de la forêt. Le maximum de la démographie rurale et, par là, de l’extension des terres cultivées se place au Second Empire, époque où se sont façonnés de nombreux paysages de terrasses et largement établis les paysages de bocage en France. Sur de nombreux terroirs, l’alliance de l’arbre et de l’homme est célébrée. Un peu partout, des paysages complantés témoignent d’un art de composer les ressources dans des configurations spatiales signant un art soigneux de faire le territoire. Le travail paysan savait aménager des paysages durables qu’il s’agissait de rendre « beaux » et productifs pour plusieurs générations.
La révolution agricole des années 60. Aujourd’hui, l’agriculture généralisée en Europe depuis la fin des Trente Glorieuses exploite les meilleures terres par un système « intensif » qui a agrandi les parcelles et en a aplani les surfaces pour permettre le travail des machines, avec leur efficacité gigantesque. Par des remembrements qui recomposent la cohérence des exploitations et en globalisent les surfaces de travail, l’agriculture industrialisée efface les lignes d’arbres de la « forêt linéaire » des bocages et repousse l’arbre dans les espaces forestiers. Encadrée par une Politique Agricole Commune qui a longtemps privilégié l’appui donné à la dimension quantitative des productions, le système agricole adopté depuis un demi-siècle en Europe a mis fin, sur de nombreux territoires, à la précédente configuration des territoires ruraux par le travail humain. Depuis cinquante ans, l’aspect des pays et le visage des terroirs se sont transformés de façon importante. Sur les paysages de plaine, le champ ouvert, entièrement dépourvu d’arbres, s’est généralisé. Les pays de collines, les vallons et les sommets ont été plantés en forêts ou bien se sont enfrichés, tandis que les haies étaient laissées à la repousse naturelle des arbres précédemment taillés et émondés. Les bocages ont disparu ou se sont ensauvagés. Partout, l’engrais chimique et les produits phytosanitaires se substituaient aux rotations des cultures, à la fertilisation animale et aux services rendus par le maillage des arbres.
Agriculteurs ou forestiers : la part oubliée de l’arbre champêtre. Autant l’arbre a fait partie du système agricole depuis la nuit des temps, et plus spécialement depuis la large diffusion du bocage aux XVIIIe et XIXe siècles, autant l’agriculture dite moderne a négligé les potentiels de l’arbre. L’agriculture moderne n’a pas besoin de la fertilisation qu’apporte l’arbre : elle utilise des engrais de synthèse. Elle n’a pas besoin de la façon dont l’arbre draine l’eau et ralentit son ruissellement sur le sol : elle installe des drainages souterrains en creusant profond et laisse parfois l’érosion emporter les terres. Détrônant la traction animale, la puissance des moteurs permet l’extension des labours sur d’amples surfaces « nettoyées » de tout accident et de tout obstacle, tandis que les modes de fertilisation adoptés et l’usage généralisé des phytosanitaires mettent fin aux complexes régulations précédentes, dans lesquelles le rôle de l’arbre était majeur.
L’évolution du système productif. Des actions nécessaires ont été engagées il y a cinquante ans pour permettre aux agriculteurs de travailler avec des machines pour plus d’efficacité, moins de labeur et de meilleures conditions de vie. Pour ce faire, il était essentiel de revoir la composition du parcellaire et de remettre de la cohérence dans des exploitations au socle foncier excessivement divisé, souvent dispersé et discontinu. Après cinquante ans, le bilan des « révolutions vertes » est néanmoins connu : pollutions des sols et des nappes d’eaux souterraines, appauvrissement et érosion parfois drastique des sols, perte de rendements, toxicité des phytosanitaires notamment pour les agriculteurs, moindre qualité des aliments produits, inondations et glissements de terrain. Le bilan de l’agriculture productiviste appelle une évolution du système agricole, un « produire autrement » qui mette en avant, à côté de l’objectif de performance productive, un objectif de performance environnementale sans lequel nos sociétés, en mettant à mal les écosystèmes terrestres, se verraient condamnées à un considérable appauvrissement de leurs équilibres de vie, sans parler de la menace proprement vitale qui, touchant la biosphère, ne manquerait pas d’affecter également le pronostic de durabilité de l’espèce humaine.
Le retour de l’arbre champêtre. A partir des années 80, des mesures agri-environnementales plus ou moins ambitieuses ont tenté de corriger les travers du système techno-industriel adopté précédemment et d’en rendre les logiques productives davantage écocompatibles. Les excès de certaines opérations de remembrement ont été compensées, dans les départements qui les appuient, par des replantations qui visent à reconstituer un paysage de nouveau maillé par les haies. On a estimé que le paysage rural français a été peuplé, jusqu’aux années 60, par deux millions de kilomètres de haies et plus de cent millions d’arbres[1]. Dans la plupart des régions, ces haies ont été détruites aux deux tiers, sinon aux trois quarts, entre 1950 et 1998 et continuent à régresser alors que, dans le même temps, des opérations de replantations agricoles ou urbanistiques, le développement récent de l’agroforesterie et les replantations sur les grands chantiers d’aménagement (autoroutes, lignes à haute tension, TGV, carrières) mettent en terre plusieurs dizaines de millions de plants chaque année. L’Etat a imposé des schémas de « mise en cohérence écologique » (SRCE) des territoires grâce, entre autres, aux trames vertes et bleues (TVB) adoptées par chaque région.
Les deux logiques du monde agricole. Il est contradictoire de laisser se continuer la concentration des terres et l’élimination des arbres alors que le retour de l’arbre semble pouvoir apporter des solutions pour drainer, épurer, fertiliser, réguler le climat et l’humidité, fixer le carbone et abriter les auxiliaires qui pollinisent les cultures, la faune qui élimine les ravageurs et ce qui reste du gibier autrefois abondant dans les campagnes. Une partie des agriculteurs est conscient des atouts de l’arbre, et travaille à le réimplanter. Une autre partie du monde agricole entend poursuivre le processus engagé dans les années 60 et se dresse contre l’évolution sans doute inéluctable qui amène le retour de l’arbre. Recevant la lumière de toutes parts et puisant plus librement dans la terre par ses racines, l’arbre champêtre ne pousse pas de la même manière dans les champs que dans les espaces forestiers : il y prospère davantage. Produire plus sera aussi produire mieux.
Savoir s’entendre. Encore minoritaires mais fort conscients des multiples enjeux de ce changement dans l’agriculture et les modes de l’aménagement, les milliers de citoyens qui signent la pétition « Halte à l’arrachage des haies ! » protestent également contre le sacrifice du paysage hérité, contre l’effacement du travail ancien qui l’avait façonné, et contre la perte drastique en biodiversité que représente la destruction de haies pluricentenaires. La dimension patrimoniale des arbres et des haies doit être protégée par des dispositifs, des contrats ou des ententes avec les agriculteurs. Maîtres de leur exploitation et bien conseillés, ils pourront faire évoluer raisonnablement les implantations de haies au mieux des intérêts de ces espaces agricoles dont ils sont ou non propriétaires.
Pourquoi continuer à arracher alors qu’il est temps d’agir ensemble pour encourager une agriculture répondant à la raison, à la prudence et au respect du milieu terrestre ? Une telle question n’échappe pas à nos concitoyens, qui demandent instamment aux collectivités publiques de savoir conduire dès maintenant, partout où ils seront possibles, des projets concertés de territoires durables.
Odile Marcel, présidente de l’association La Compagnie du Paysage
[1] Philippe Pointereau, « Le bocage, reflet de la société rurale », in Bocage, regards croisés, Cahiers de la Compagnie du Paysage n°2, 2004, page 18.