De toutes les affaires éoliennes pendantes en France devant la justice, celle de Lunas (Hérault) est la plus avancée. On n’en est plus à discuter de la validité du permis de construire ; il a été annulé de façon définitive. Le procès a maintenant pour enjeu la démolition des engins indésirables.
Au nord du département, l’Escandorgue est un petit massif volcanique, original, qui culmine à 850 mètres. Des migrations d’oiseaux le survolent, et de grands rapaces s’y plaisent.
Parmi eux, l’aigle royal, espèce emblématique. Ce roi des cieux peut atteindre deux mètres d’envergure. Son épouse, plus grande et plus lourde que lui, pèse jusqu’à sept kilos. Ils vivent surtout de lièvres et de rats des champs. Leur descente en piqué sur leurs proies se fait à 300 km/h (la même vitesse que pour l’extrémité des pales d’éoliennes !)
L’espèce est menacée. L’ensemble de l’ancienne région Languedoc-Roussillon ne compte que cinquante couples, ce qui est peu, rapporté à la superficie. L’Escandorgue n’en héberge qu’un seul, car le territoire de chasse, d’environ 50 km2, n’est pas assez vaste pour un second.
Les promoteurs éoliens, ces prétendus défenseurs de l’environnement, ne respectent rien. En 2003, l’un d’eux jette son dévolu sur le site de Bernagues, à Lunas : un plateau basaltique, au sommet du massif. ll fait réaliser une étude d’impact qui passe sous silence l’existence du couple d’aigles royaux, alors qu’elle a été observée par des témoins dignes de foi. Cette anomalie amène à poser une question générale : pourquoi laisse-t-on les promoteurs choisir eux-mêmes les auteurs d’études d’impact, avec le risque de complaisance que cela implique ? Les commissaires-enquêteurs, qui étaient naguère désignés par le préfet, le sont désormais par le président du tribunal administratif. Ne devrait-on pas retenir la même solution pour les artisans de l’étude d’impact ? Bien entendu, le promoteur, demandeur de l’étude, continuerait de supporter son coût.
Le préfet de l’Hérault lui accorde un permis de construire en 2004 : début d’une longue lutte qui se poursuit encore aujourd’hui. Cette première tentative échoue devant les tribunaux. En 2013, nouvelle offensive du promoteur, en conservant l’étude d’impact lacunaire. Le préfet s’empresse d’accorder un nouveau permis de construire. À la fin de 2014, le recours des associations est rejeté par le tribunal administratif.
Le promoteur, sûr de son fait, commet alors une grave imprudence : sans attendre l’issue de l’appel formé par les associations, il ouvre le chantier en juillet 2015. En février suivant, les travaux d’implantation des sept éoliennes sont achevés.
Entre-temps, un couple d’aigles royaux a bâti son nid près de Bernagues. On réexamine l’étude d’impact de 2003, on réunit des témoignages d’époque. La fâcheuse lacune ressort à l’évidence. Le permis de construire ayant été accordé sur une base, sinon mensongère, du moins gravement insuffisante, la cour administrative d’appel de Marseille l’annule en janvier 2017. Saisi par le promoteur, le Conseil d’État rejette son recours (« non-admission ») en novembre de la même année. Toujours en 2017, le meurtre d’un aigle royal (un jeune adulte, non encore en couple) par une pale près de Bernagues est venue confirmer la coupable légèreté de l’étude d’impact.
Au total, les associations locales ont eu gain de cause trois fois devant la plus haute juridiction administrative ! C’est un beau succès pour elles, et notamment pour leur infatigable fédératrice.
On pourrait croire qu’après de telles victoires, la démolition des éoliennes fautives va de soi. Pas du tout ! La France a inventé un superbe système, suivant lequel les tribunaux de l’ordre administratif, coiffés par le Conseil d’État, jugent la légalité des décisions administratives, tandis que les tribunaux de l’ordre judiciaire, couronnés par la Cour de cassation, sont les gardiens des biens immobiliers, y compris les éoliennes, et sont donc les seuls à pouvoir ordonner leur démolition. Bref, quand on a réussi faire annuler un permis de construire, il faut recommencer le procès devant une autre série de tribunaux. Je ne sais si cette formule a été imaginée pour décourager les opposants, ou si elle découle de raisonnements abstraits.
Les opposants chaussent à nouveau leurs bottes. Sites & Monuments - SPPEF les rejoint, intervient en justice, et donne à leur cause une notoriété dépassant le Languedoc. Le tribunal judiciaire (civil) de Montpellier ordonne la démolition des sept engins, sous astreinte de neuf mille euros par jour. De nouveaux incidents mortels ont d’ailleurs montré la légitimité du combat : à Bernagues même, un vautour-moine a été sacrifié aux idoles ; dans les parages, trois vautours fauves ont connu le même sort. Le préfet de l’Hérault se résigne à interdire le fonctionnement des éoliennes de Bernagues durant la journée. Elles pourront encore tuer des chauves-souris, elles ne pourront plus abattre des rapaces diurnes. Victoire définitive en vue ? Non, car la cour d’appel (civile) de Montpellier infirme le jugement du tribunal judiciaire !
Voilà donc le litige transporté devant la Cour de cassation, sixième tribunal saisi en cette affaire. La bataille de Bernagues dure depuis dix-sept ans ! Et ce n’est pas fini, car la cassation espérée sera peut-être suivie d’un renvoi à une autre cour d’appel.
La difficulté tient à l’article L. 480-13 du code de l’environnement, issu de la « loi Macron » du 6 août 2015. Obtenue par les constructeurs d’immeubles ordinaires, qui entendaient se mettre ainsi à l’abri des aléas judiciaires, cette disposition a aussi pour effet de protéger les promoteurs éoliens aventureux, qui ont pratiqué la politique du fait accompli : quand le permis de construire a été annulé, la démolition de l’immeuble fautif n’est possible que s’il se situe dans une zone spécialement protégée.
Parmi ces aires figure la zone de montagne. Or la commune de Lunas, au relief accidenté, y a été inscrite tout entière, par un impeccable arrêté ministériel de 1974 figurant au Journal officiel. À première vue, la démolition des engins devrait donc pouvoir être obtenue sans problème.
Mais diverses considérations interfèrent. L’une d’elles consiste à exiger des associations requérantes qu’elles prouvent un préjudice subi par elles, du fait des constructions en cause, ici des éoliennes.
Or, d’une part, les associations, dont Sites & Monuments - SPPEF, représentent le public, local, régional, national, qui subit un préjudice si des rapaces protégés disparaissent. Elles représentent aussi les oiseaux eux-mêmes, à qui les textes communautaires et les textes français ont accordé une protection. Bien qu’ils ne soient pas des sujets de droit, ils doivent être défendus et seules les associations peuvent remplir cette mission. Pour l’exercer, elles mobilisent des moyens et exposent des dépenses.
D’autre part, la création d’un danger, surtout s’il est mortel, constitue un préjudice. Peu importe qu’il ne se soit pas encore concrétisé. On ne saurait demander aux êtres vivants de mourir d’abord et de se défendre ensuite. S’agissant du site de Bernagues, au sens strict, la mort du vautour-moine a eu lieu en 2020, mais la situation de péril était constituée bien avant, en février 2016, dès l’implantation des éoliennes. La mort des trois vautours fauves, dans les parages, a confirmé qu’il s’agit d’une fatalité éolienne et non d’accidents imprévisibles.
Peut-être les sept éoliennes de Lunas seront-elles les premières à disparaître des paysages français, au terme d’un véritable marathon judiciaire.
Patrice Cahart, ancien conseiller à la Cour de cassation, adhérent de Sites & Monuments - Auteur de La Peste Éolienne (Éd. Hugo, 2021)