Des "débunkers" et autres pourfendeurs de "fake news" (voir ici ou ici) étant intervenus, les plus navrants d’entre eux étant sans conteste Paul Larrouturou ou Alba Ventura, nous donnons à nouveau (voir notre précédent article) la parole au rapport de diagnostic de l’INRAP. Il ne s’agit par conséquent nullement des élucubrations du "blog" d’un "archéologue amateur" amouraché de "quatre pierres", comme on peut le lire ou l’entendre partout. Même sur la question de l’aspect des mégalithes détruits, nos chasseurs de "fake news" se trompent, certains étant bien conformes à ceux portés par Obélix (voir ci-dessous), puisque c’était l’objet de leurs préoccupations...
Au-delà de ce procès en fake news et des insultes adressées aux défenseurs du patrimoine (notamment celles d’un ancien ministre lié au maire de Carnac), revenons aux faits.
Que disent les archéologues des alignements aujourd’hui détruits ?
Le rapport de diagnostic de l’INRAP fait état de l’identification de deux files sécantes de mégalithes, précisant qu’ils n’existent pas à l’état natif sur le site et ont donc nécessairement été transportés. La première file était composée de 24 blocs, dont 12 encore dressés. L’INRAP indique que, « sur au moins quatre d’entre eux, les sommets présentent des stigmates d’érosion liée à la météorisation » (traces orientées caractéristiques laissés sur les menhirs du Néolithique par sept millénaires d’intempéries), avant de conclure, « qu’à moins d’un hasard qui aurait conduit les bâtisseurs du muret à intégrer et repositionner dans le même sens d’anciens mégalithes, tout porte à croire que les blocs de la file 1 correspondent bien à un alignement en place, qui a, dans un second temps servi d’ancrage à une limite de parcelle » (comme cela a souvent été observé dans la région). En revanche, la seconde file de 14 blocs a, « de toute évidence, été déplacée ». Les archéologues précisent qu’« une étude fine des surfaces des blocs permettrait sans doute de reconnaitre leur position primaires si toutefois ils correspondent bien à d’anciennes stèles d’un monument mégalithique démantelé » et recommandent de « ne pas négliger » ces monolithes, « apparemment en position secondaire », qui, « même déplacés, sont porteurs d’information ».
Et le rapport de conclure que « c’est donc un minimum de trente-huit monolithes qui sont identifiés sur le site, mais il en existe sans doute d’autres dans la partie non débroussaillée de la file principale et dans les parcelles situées à l’est de la file 2 ». Bref, « seule une fouille permettrait de certifier l’origine néolithique de cet ensemble, qui pourrait, au final, s’inscrire en bonne place dans la cartographie des monuments mégalithiques locaux ».
Après avoir sondé 6 % du site, les archéologues mettaient par conséquent beaucoup d’espoirs dans la fouille à venir, d’autant qu’un site daté, pour ses vestiges les plus anciens, du Mésolithique (époque des chasseurs cueilleurs), venait d’être découvert à toute proximité.
Comprendre pourquoi la prescription de fouille n’a pas été exécutée
Le dossier de Carnac livre peu à peu ses secrets à mesure que les documents nous parviennent, avec une question centrale : pourquoi l’arrêté de prescription de fouille du préfet de Région n’a-t-il pas été exécuté ? Question totalement éludée par les deux communiqués officiels émanant de la DRAC de Bretagne et du préfet du Morbihan et à laquelle les médias ne se sont pas intéressés.
Tentons d’y voir plus clair et de tirer des enseignements de ce dossier.
Le 14 décembre 2014, une demande de permis d’aménager (anciennement de lotir) est déposée pour l’édification d’un Super U. Ces permis d’aménager, lorsqu’ils affectent une superficie supérieure à 3 hectares, sont systématiquement soumis à la Conservation régionale de l’archéologie de la DRAC (article R. 523-4 3° du code du patrimoine), contrairement aux permis de construire qui ne le sont que dans une Zone de présomption de prescription archéologique (ZPPA). Nous supposons que le premier permis d’aménager franchissait ce seuil, puisque l’actuel permis de construire porte sur un terrain de 31 508 m2.
Saisie en application de cette règle, la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) a, par un arrêté du 22 décembre 2014, émis une "prescription de diagnostic archéologique". Elle juge en effet que "le projet de construction est situé dans un secteur sensible, non seulement au sein d’un environnement archéologique dense [suit une liste de sites Néolithiques], mais à proximité et dans le prolongement de la ZAC de Montauban où une opération de fouille préventive réalisée par l’INRAP en 2009 a mis en évidence une occupation Néolithique précisément datée".
Cet arrêté du préfet de Région est alors notifié au propriétaire du site, à la mairie de Carnac et à la Préfecture du Morbihan, comme son expédition le précise in fine (voir document ci-dessus). Le propriétaire, la mairie et le préfet de département ne pouvaient donc ignorer l’intérêt archéologique du site.
Le diagnostic sommaire rendu en avril 2015 étant positif (voir ci-dessus), la DRAC émet le 31 juillet 2015 un arrêté de prescription, cette fois de fouille archéologique, au motif que " le diagnostic a mis en évidence la présence de monolithes dressés dans des limites parcellaires qui pourraient tout à fait correspondre aux vestiges d’un ouvrage mégalithique de type "alignement" " (appréciation bien différente de celle du communiqué de cette même DRAC sept ans plus tard !).
Ce nouvel arrêté du préfet de Région (DRAC) a été de nouveau notifié au propriétaire du site, à la mairie de Carnac et à la Préfecture du Morbihan, comme il le précise (voir document ci-dessus).
L’article R. 523-40 du code du patrimoine prévoit en effet que "L’arrêté de prescription de fouilles archéologiques est notifié à l’autorité compétente pour délivrer l’autorisation de travaux [maire] et à l’aménageur."
La directrice régionale des affaires culturelles de Bretagne, interviewée par Ouest France le 9 juin, confirme que « l’arrêté de prescription de fouille a été envoyé en 2015 au propriétaire du terrain et à la mairie », sans mentionner toutefois la préfecture du Morbihan. Elle poursuit : « Huit ans plus tard, on constate que les fouilles n’ont pas été faites par le propriétaire [qui devait les financer], malgré la prescription. » La directrice ajoute même : « On peut considérer qu’il s’agit d’une faute ou d’un oubli , ce n’est pas à nous de nous prononcer sur ce terrain-là ».
À l’issue de ces notifications successives, le propriétaire, la mairie - mais aussi la préfecture du Morbihan - ne pouvaient ignorer l’importance archéologique du site et la nécessité de le fouiller.
Le maire de Carnac, également le président de l’association "Paysages des mégalithes", qui porte le dossier de candidature au patrimoine mondial, pouvait d’autant moins ignorer l’importance du site que celui-ci devait être présenté au classement de l’UNESCO sous l’intitulé " alignement / ouvrage de stèles " (voir dossier de candidature au classement de l’UNESCO de 2017, p. 34, document ci-dessus). En préface du dossier adressé au ministère de la Culture, l’édile proclame qui plus est : « Les mégalithes sont notre héritage, nous en sommes dépositaires, responsables. Ils sont une source de prospérité et de richesses, mais nous devons, pour en profiter, assumer les responsabilités qui en découlent » (dossier du classement à l’UNESCO, p. 6).
Le 8 juin 2021, lors de la deuxième audition devant le Comité français du Patrimoine Mondial, le site du "Chemin de Montauban / Men Guen Bihan" était toujours proposé au classement du patrimoine mondial sous l’intitulé d’"Alignement / Ouvrage de stèles" (voir document ci-dessus, p. 19)
Le projet de Super U, contesté en 2015 par l’actuel maire de Carnac, a cependant été abandonné en février 2020. Les prescriptions de fouilles y ont peut-être aidé, même si les arguments contentieux portaient sur sa "hauteur sous faitage non réglementaire et la présence d’une zone humide" (voir ici). Après que l’édile et le propriétaire ont enterré la hache de guerre par des concessions mutuelles, un projet de Mr Bricolage succéda au projet de supermarché, toujours sous la houlette du même investisseur et avec l’accord du maire.
Mais le nouveau permis (de construire et non plus d’aménager), délivré le 26 août 2022 par la mairie, ne "remonte" pas, cette fois, à la DRAC. En effet, malgré une prescription de fouille toujours valable, les permis de construire ne sont soumis à cette formalité qu’au sein d’une Zone de présomption de prescription archéologique (ZPPA) (article R. 523-4 1° a) du code du patrimoine). N’étant pas au courant de la délivrance du permis de construire, la DRAC ne pouvait, par conséquent, faire exécuter sa prescription de fouille...
La DRAC de Bretagne
C’est ici que la DRAC est fautive, car notre terrain - pourtant situé selon elle « dans un secteur sensible, au sein d’un environnement archéologique dense, [etc] » (arrêté de la DRAC prescrivant le diagnostic en décembre 2014) - aurait dû être inclus dans la ZPPA arrêtée par cette même Direction régionale le 16 avril 2015, soit quatre mois plus tard. Le second permis lui aurait alors été automatiquement transmis...
La comparaison de la carte des vestiges connus dans la zone, reproduite dans le rapport de diagnostic d’avril 2015, avec l’emprise de la ZPPA définie par la DRAC au même moment (voir les deux documents ci-dessus), laisse songeur. Cinq sites archéologiques ont été omis de la Zone de présomption, qui s’arrête plus au nord, à commencer par le site aujourd’hui détruit ! La DRAC pouvait naturellement mettre à jour sa ZPPA à tout moment, ce qu’elle n’a pas fait.
Au-delà de la création des ZPPA, le droit prévoit cependant des garde-fous : le demandeur du permis, le maire, le propriétaire ou le préfet de département doivent signaler à la DRAC l’existence d’un permis de construire susceptible de dégrader un site archéologique.
La mairie de Carnac
Un article du Monde nous apprend qu’"Olivier Lepick assure aux journalistes qu’il ne savait pas que les blocs de pierre en question avaient retenu l’attention de l’Institut national de recherches archéologiques préventives huit ans plus tôt". Cela semble impossible en droit, des notifications à répétition ayant été adressée à la mairie (voir ci-dessus) et peu crédible en fait, malgré les prenantes fonctions du maire chez Capgemini, au regard du contentieux dénoué en 2020 avec l’investisseur sur le sort du terrain, sujet important localement. L’enquête ouverte par le parquet de Lorient permettra sans doute de trancher ce point.
Bien que le site se situe en dehors de la ZPPA, la mairie était tenue de saisir le préfet de Région, puisqu’elle savait nécessairement que des menhirs avaient été identifiés sur le terrain concerné par le permis. L’article R. 523-8 du code du patrimoine prévoit en effet, qu’en dehors d’une ZPPA, le maire et autres autorités compétentes "peuvent décider de saisir le préfet de région en se fondant sur les éléments de localisation du patrimoine archéologique dont elles ont connaissance."
Cette nécessité pour le maire de veiller à ce que les autorisations d’urbanisme n’occasionnent pas de destructions de sites archéologiques est rappelée par l’arrêté du préfet de Région du 16 avril 2015 établissant la Zone de présomption de prescription archéologique (ZPPA) de Carnac : « Article 4 : le maire de la commune ou toute autre autorité compétente pour délivrer une autorisation, peut saisir le préfet de la région Bretagne d’un projet dont la transmission n’est pas obligatoire, en se fondant sur des éléments de localisation du patrimoine archéologique dont il a connaissance. » (voir document ci-dessus).
Le site est, en outre, identifié depuis 2015 sur la carte archéologique nationale (établie en vertu de l’article L. 522-5 du code du patrimoine), sous la dénomination de « groupe de menhirs », la légende de la carte indiquant : « tout projet de construction ou de terrassement à l’emplacement ou à proximité immédiate d’un site archéologique doit être transmis à la Direction régionale des affaires culturelles » (voir document ci-dessus).
L’article R. 522-3 du code du patrimoine prévoit en effet que « La carte archéologique nationale comporte : 1° Des éléments généraux de connaissance et de localisation du patrimoine archéologique pouvant être utilisés par les autorités compétentes pour délivrer les autorisations de travaux et permettant l’information du public ».
Ajoutons que le projet de construction du Mr. Bricolage a fait l’objet d’une étude d’impact.
Or, un tel document doit obligatoirement décrire le "patrimoine culturel, y compris les aspects architecturaux et archéologiques, et le paysage" susceptible d’être affecté par le projet (article R. 122-5 II 4° du code de l’environnement).
Comme l’a affirmé le préfet, dans son communiqué du 11 juin], cette étude "n’a relevé aucune observation liée à la présence de vestiges".
Le porteur du projet aurait-il volontairement occulté la présence des menhirs dans sa demande de permis de construire ?
Si tel est le cas, le maire de Carnac doit retirer le permis de construire pour fraude, comme les associations Koun Breizh et Sites & Monuments l’ont pressé de le faire.
Les investisseurs
Les sociétés titulaires du permis de construire et leurs dirigeants ont évidement un rôle essentiel dans la destruction des vestiges millénaires.
Le code du patrimoine lie, dans sa définition du patrimoine archéologique, l’existence de vestiges à la possibilité de pouvoir les étudier, dans leur contexte, par des fouilles : "Constituent des éléments du patrimoine archéologique tous les vestiges, biens et autres traces de l’existence de l’humanité, y compris le contexte dans lequel ils s’inscrivent, dont la sauvegarde et l’étude, notamment par des fouilles ou des découvertes, permettent de retracer le développement de l’histoire de l’humanité et de sa relation avec l’environnement naturel" (article L. 510-1 du code du patrimoine).
L’article 322-3-1 2° du code pénal sanctionne par une peine de sept ans d’emprisonnement et de 100 000 euros d’amende la "destruction, la dégradation ou la détérioration" de ce "patrimoine archéologique", en renvoyant à sa définition du code du patrimoine.
La destruction volontaire d’un site archéologique sans fouille préalable est ainsi sévèrement réprimée, à plus forte raison si une prescription de fouille - témoignage de son intérêt scientifique particulier - n’a pas été respectée.
Or, nous disposons bien du courrier de notification de la prescription de fouille au propriétaire (voir document ci-dessous).
Cette notification, comme la présence du site sur la carte archéologique nationale, n’ont cependant pas empêché l’actionnaire des projets de Super U, puis de Mr Bricolage, d’expliquer dans Ouest France : « J’ai déposé un permis de construire, qui a été instruit, affiché, qui a purgé les délais de recours. Aucun service, aucun document ne nous a jamais avertis d’une prescription. Je ne suis pas archéologue, je ne connais pas les menhirs ; des murets, il y en existe partout. Si on avait su cela, on aurait fait autrement, évidemment ! »
En outre, si le permis de construire du Mr Bricolage ne nous a pas été communiqué par la commune, un extrait de ce document (qui semble authentique) a été diffusé sur Twitter. Il en ressort une prescription, qui se retrouve d’ailleurs sur certains autres permis à Carnac, rappelant aux sociétés propriétaires leurs obligations en matière d’archéologie et les sanctions pénales en vigueur : "Si lors de la réalisation des travaux des vestiges archéologiques étaient mis à jour, ils doivent être signalés immédiatement au service régional de l’archéologie. Les vestiges découverts ne doivent en aucun cas être détruits avant examen par des spécialistes et tout contrevenant sera passible des peines prévues à l’article 322-1 du code pénal" (voir document ci-dessous).
On peine également à croire que le propriétaire d’un terrain candidat à un classement UNESCO puisse ignorer sa nature de site archéologique, ce d’autant que la société dans laquelle il a été inclus se nomme « SCI des menhirs » ! L’enquête ouverte par le Procureur de la République à Lorient le dira.
Le préfet du Morbihan
Quant au préfet du Morbihan, il aurait dû imposer la réalisation des fouilles dans le cadre du contrôle de légalité du permis de construire, puisque l’arrêté de prescription de fouille lui avait été notifié. Il est ainsi particulièrement malvenu d’affirmer, dans son communiqué du 11 juin, "que le dossier a été reçu au contrôle de légalité de la préfecture du Morbihan et qu’il n’a soulevé aucune observation".
Bref, ces négligences communes aux principaux acteurs du dossier les ont probablement conduit à minimiser l’importance du site aujourd’hui détruit.
Au-delà du cas de Carnac, il faudra évidemment réfléchir à l’amélioration du suivi des arrêtés de prescription de fouille. C’est pourquoi nous demandons une mission d’inspection au ministère de la Culture, concomitamment à la plainte déposée auprès du Procureur de Lorient, complétant celle déposée par l’association Koun Breizh.
Le traitement de ce dossier patrimonial par les médias est également intéressant. Comment un premier emballement, basé sur l’utilisation de photos "d’illustration", peut-il laisser place à un second emballement, celui de rectificateurs de "fake news", diffusant des contre-vérités et passant totalement à côté du sujet, celui du respect des prescriptions de l’archéologie préventive ? Pourquoi aussi vouloir, à toute force, faire entrer un dossier dans un thème prédéfini, celui des menaces contre les élus ou de la crise de leurs vocations (voir article du Monde) - réels problèmes -, sans l’avoir au préalable analysé sérieusement ? Qui se soucie du sort du lanceur d’alerte Christian Obeltz, trainé dans la boue, alors qu’il ne faisait qu’alerter sur le saccage d’un site archéologique en faisant connaître un diagnostic de l’INRAP et des prescriptions de fouille du préfet de Région ? Pourquoi les communiqués d’administrations - faisant malheureusement partie du problème - ont-ils été pris pour argent comptant ? Les journalistes auront-ils finalement le courage de "débunker" leur "débunkage" ou est-ce nécessairement le point final d’un dossier, vérité absolue et indépassable ? Le secret n’est-il pas tout simplement dans le travail et l’investigation, laissé de côté par de nombreux médias pour des raisons de paresse intellectuelle ou de cadence journalistique imposée ?
Julien Lacaze, président de Sites & Monuments
Consulter l’arrêté de prescription de fouille archéologique préventive du 31 juillet 2015