La notoriété des Tours-Nuages (1973-1981) édifiées par l’architecte Émile Aillaud (1902-1988) dans le quartier Pablo Picasso à Nanterre est incontestable. La réalisation est abondamment médiatisée dans les revues contemporaines, les rétrospectives internationales, les catalogues d’exposition, les guides et encyclopédies et jusqu’aux anthologies récentes sur les Grands ensembles des Trente Glorieuses (voir bibliographie sommaire ci-dessous). Les dessins d’Emile Aillaud et de Fabio Rieti (1927-) ont en outre été acquis par le Cendre Georges Pompidou dès 1990 (voir ici), tandis que les archives de l’architecte sont conservées à la Cité de l’architecture et du patrimoine (voir ici). Cependant, les récentes attaques dont elles font l’objet risquent aujourd’hui de les placer sur la liste déjà trop longue des éléments labellisés du XXe siècle, bafoués et détruits.
Dès septembre 1999, cette œuvre exceptionnelle, aboutissement de longues réflexions de l’architecte sur le logement social, est reconnue par la ministre de la Culture Catherine Trautmann comme un élément remarquable du Patrimoine du XXe siècle. La reconnaissance régionale se fait attendre et le prestigieux label n’est décerné qu’en décembre 2008, lors de la campagne menée sur l’habitat francilien des Trente Glorieuses par la Direction régionale des Affaires Culturelles d’Ile-de-France.
Trois ans plus tard, un ouvrage préfacé par le président de l’ANRU et le ministre de la Culture, édité par ce ministère, Les Grands Ensembles, une architecture du xxe siècle, range les Tours-Nuages et leur environnement paysager parmi les éléments insignes du patrimoine français[1].
Cette reconnaissance officielle n’a malheureusement guère de conséquence positive. Parallèlement, l’ANRU, avec l’aide des bailleurs sociaux et la complicité des élus peut susciter en toute impunité une première campagne de « réhabilitation », qui touche déjà à l’intégrité de l’œuvre architecturale et à son paysage spécifique.
Mais ce premier coup d’essai n’est que le prélude à un projet plus complet de dénaturation et de destruction programmées touchant plus de 6500 m2 sur les 24 000 m2 de surface de plancher consacrées à l’habitat social dans ce quartier.
Face aux dégradations et au mauvais entretien, à la pauvreté des habitants et à la pression foncière exercée par le quartier de La Défense, l’ANRU, les élus et les bailleurs sociaux - Hauts de Seine Habitat et l’Office municipal d’HLM de Nanterre - ont de plus vastes ambitions de rénovation urbaine.
Le quartier est pris en tenaille par trois campagnes complémentaires de restructuration lourde. Elles visent toutes le même objectif de « réintroduire de la mixité » dans ce secteur. En clair, il s’agit d’éradiquer les plus pauvres (46,5% sous le seuil de la pauvreté) par le relogement à l’extérieur du périmètre de près d’un tiers des locataires.
Cette stratégie bien rôdée de substitution sociale est habituelle : mauvais entretien de l’environnement et des bâtiments, puis destructions et changements d’usage afin de financer des logements non sociaux sur des programmes ANRU. L’intention est claire : désenclaver le quartier en offrant aux tours proches du secteur des bureaux de la Défense la « mixité » souhaitée : accession à la propriété, usages d’hôtellerie pour cinq tours, en réalisant ainsi une porosité et une connexion avec les quartiers environnants.
Dans cet « Appel à Manifestation d’Intérêt » objet d’un concours récent, il s’agit également de briser l’espace public fermé autour de la figure du Serpentin central pour l’ouvrir vers le Parc Malraux par la destruction de quatre autres tours. Les prétextes sécuritaires, sociaux et politiques n’assurent plus la pérennité de ces labyrinthes de places, d’allées et de terrasses lovées autour dudit Serpentin. L’esprit même du plan masse d’Aillaud est totalement bafoué ; la continuité urbaine et paysagère initiale et non achevée entre le quartier et le Parc est incomprise. Il faut détruire l’identité du lieu et l’enracinement des habitants à leur quartier. Cette appropriation, symbolisée selon l’idée originelle du concepteur par l’attribution d’un arbre planté et numéroté pour chaque logement, n’est même jamais évoquée : le message originel est donc détruit jusque dans le détail le plus humble du projet.
On franchit encore un pas de plus dans ce massacre systématique puisque, sous le prétexte technocratique d’un « Programme d’Investissement d’Avenir » prônant « une approche innovante et expérimentale pour améliorer les performances énergétiques des tours », on supprime l’identité poétique, l’originalité et l’authenticité de cette œuvre majeure. Les dalles en pâtes de verre colorées collées sur les façades, évoquant le paysage avec ses nuages et ses masses végétales seront remplacées par un bardage métallique uniforme et froid en inox, pâle imitation aux pauvres reflets des tours de bureaux du quartier prestigieux de La Défense ; les fenêtres, si originales, source d’inspiration de talentueux photographes (voir le site de Laurent Kronental), détruites : la poésie plastique est remplacée par de la quincaillerie de bazar, avec la bénédiction du Ministère de la Culture !
L’emploi en larges surfaces de ce matériau métallique, banal et uniforme est antinomique avec les façades courbes permises par le coffrage glissant de l’enveloppe et le semis faussement aléatoire des trois types de fenêtres arrondies dont les tableaux seront ainsi « écrasées » par l’épaisseur du revêtement thermique. Malgré l’avènement de la nouvelle génération du label sur « L’Architecture contemporaine remarquable » - où il n’est plus question dans le titre du mot Patrimoine - dispositif inscrit dans la loi Création et Patrimoine de 2016, la gestion frileuse et byzantine des services de la Culture est calamiteuse.
On privilégie les vertus de la négociation secrète, et on participe à l’écriture d’un cahier des charges pour le concours du Programme d’Investissement d’Avenir, avec des recommandations aux membres du jury, etc. au lieu d’une publication ouverte à tous sur une étude préalable avec recommandations patrimoniales comme celle éditée pour la Cité du Wiesberg à Forbach (1959-1973) du même architecte Emile Aillaud.
Pourquoi avoir écarté l’instance de classement pour laisser le temps de réflexions à une mission conjointe interministérielle comme aux Courtillières à Pantin ? Est-il encore temps de lancer sur le secteur un Plan de valorisation de l’architecture et du patrimoine avec tous les partenaires, élus et habitants ?
Devant la préparation assez avancée de ces projets de dénaturation irréversible, il en va de l’honneur du Ministère de la Culture d’agir rapidement ou de retirer son label.
Bernard Toulier, Conservateur général honoraire du patrimoine, administrateur de Sites & Monuments
Bibliographie sommaire relative aux tours Aillaud :
EMERY, Marc, GOULET, Patrice. Guide. Architecture en France depuis 1945. Paris, Groupe Expansion : Architecture d’Aujourd’hui, 1983, p. 108.
Tenntoonstelling sur Emile Aillaud, Amsterdam, Stichting Wonen, 1984 Dictionnaire encyclopédique de l’architecture moderne et contemporaine. Dir. Vittorio Magnago Lampugnani. Paris, P. Sers, 1987, p. 14.
LUCAN, Jacques. France Architecture 1965-1988. Paris, Electa/Moniteur, 1989, p. 120-121.
MARREY, Bernard, FERRIER, Jacques. Paris sous verre la ville et ses reflets... Paris, Pavillon de l’Arsenal, Picard, 1997, p. 55
LOYER, François. Histoire de l’architecture française. De la Révolution à nos jours. Paris, Mengès/Caisse nationale des monuments historiques et des sites, 1999, p. 324 ; 454
MONNIER, Gérard, ABRAM, Joseph. L’architecture moderne en France, t. 2. Du chaos à la croissance. 1940-1966. Paris, Picard, 1999, p. 296.
CENTRE NATIONAL D’ART ET DE CULTURE GEORGES POMPIDOU (Paris). Collection d’architecture du Centre Georges Pompidou. Dir. Alain Guiheux. Paris, Editions du Centre Pompidou, 1998, p. 19-21.
LANDAUER Paul, « L’art de la courbe d’Emile Aillaud », DRAC d’Ile-de-France, 1945-1975, une histoire de l’habitat, 40 ensembles « Patrimoine du XXème siècle ». Paris, Beaux-Arts Magazine, 2010, p.58-61.
MINISTERE DE LA CULTURE, Les grands ensembles, une architecture du XXe siècle. Paris, Ed. Carré, 2011, p.38-39.
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