Acte 1 : créer une brèche
Porté par le ministre de la Cohésion des territoires, Jacques Mézard, le projet de loi sur l’évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (dite loi ELAN), déposé à l’Assemblée Nationale le 4 avril 2018 (voir ici), est particulièrement inquiétant pour le patrimoine en ce qu’il porterait pour la première fois atteinte au caractère contraignant des avis des Architectes de bâtiments de France (ABF), corps de 180 fonctionnaires dédié, dans chaque département, à la protection du patrimoine historique et naturel (voir ici). Leurs « avis conformes » deviendraient ainsi des « avis simples » (purement indicatifs) en matière de bâtiments en péril, de bâtiments insalubres ou faisant l’objet d’un projet de l’Agence nationale de l’habitat (ANAH) ou encore en matière d’implantation d’antennes relais (article 15 III).
Les antennes relais, bien que ponctuelles et réversibles, peuvent être particulièrement disgracieuses. L’avis conforme de l’ABF permet, sans en empêcher l’installation, d’inciter les opérateurs à travailler à leur bonne intégration (fausses cheminées ou faux arbres notamment), efforts qui disparaitraient dans le cadre d’un avis simple.
Les immeubles en péril exclus du contrôle de l’ABF seraient ceux frappés d’un arrêté de péril « simple » (l’article L. 511-2 du code de la construction et de l’habitation) qui, même « assorti d’une ordonnance de démolition ou d’interdiction définitive d’habiter » comme le texte le prévoit, est par nature réversible, contrairement au péril « imminent ». Le « péril simple » dépend en outre, comme le permis de démolir, du seul maire, tandis que le « péril imminent » doit être constaté par un expert désigné par la juridiction administrative, ce qui offre quelques garanties. Les cas d’arrêtes de péril contestables sont nombreux : on pense notamment à celui justifiant illicitement la démolition du presbytère de la cathédrale de Perpignan (voir ici).
La définition des immeubles "irrémédiablement insalubres", condition du texte, est double : « l’insalubrité d’un bâtiment doit être qualifiée d’irrémédiable lorsqu’il n’existe aucun moyen technique d’y mettre fin ou lorsque les travaux nécessaires à sa résorption seraient plus coûteux que la reconstruction » (article L. 1331-26 du code de la santé publique). Si l’on peut concevoir, dans un site patrimonial, d’écarter l’avis conforme de l’ABF lorsqu’il n’existe « aucun moyen technique de mettre fin » à l’insalubrité, il n’en est pas de même « lorsque les travaux nécessaires à sa résorption seraient plus coûteux que la reconstruction ». Dans les secteurs patrimoniaux, une logique de conservation doit en effet primer sur les questions de coût. Ainsi, à Perpignan, de nombreux immeubles insalubres du secteur sauvegardé n’ont aucun problème de structure. Leur réhabilitation lourde couterait cependant plus cher que leur reconstruction (voir ici).
Les opérations de l’ANAH qui permettraient de déroger à l’avis conforme de l’ABF sont définies de façon très extensive et concernent, d’une manière générale, le bâti dégradé. Ces opérations vont donc au-delà des prévisions touchant aux immeubles en péril ou insalubres. Il s’agit en réalité de placer une administration – l’ANAH – au-dessus des autres politiques publiques, en particulier de celle du patrimoine, sans réel critère. A Perpignan, des destructions confinant à l’arbitraire sont ainsi envisagées au nom du Nouveau programme national de rénovation urbaine (NPNRU) et bloquées par son secteur sauvegardé (voir ici).
Notons également que c’est « l’autorisation » d’urbanisme dans sa globalité, c’est-à-dire le « le permis de construire, le permis de démolir, le permis d’aménager, l’absence d’opposition à déclaration préalable, l’autorisation environnementale ou l’autorisation prévue au titre des sites classés » (article 15 al. 8 du projet renvoyant à l’article L. 632-2 I du code du patrimoine), qui serait soumise à l’avis non contraignant de l’ABF. Celui-ci ne pourrait, par conséquent, pas plus agir sur la démolition du bâti que sur sa reconstruction, qui posera pourtant d’évidents problèmes d’intégration en zone patrimoniale.
Le projet de loi conduirait également à déresponsabiliser les préfets de région dans l’examen des recours hiérarchiques formés contre les avis des ABF : son silence vaudrait infirmation de ces avis sans qu’aucune décision n’ait pourtant à être formalisée (article 15 II)…
Le projet de loi ELAN porterait également une atteinte grave au droit des particuliers et des associations à agir en justice contre un projet immobilier (article 24), mesures liberticides s’ajoutant, de façon souvent incohérente (voir notre proposition d’amendement n°8), à d’autres, prises au fil du temps, et notamment à l’interdiction pour une association déclarée en préfecture après l’affichage d’un permis d’agir contre celui-ci (voir ici). Les mesures proposées - particulièrement techniques - visent ainsi à étouffer toute contestation des décisions d’urbanisme. Parmi elles, on note :
L’interdiction pour les associations de conclure des transactions pécuniaires ; l’assouplissement des conditions d’appréciation des recours abusifs (fin de la condition du « dommage excessif »), mesure très dissuasive ; l’extension de l’obligation d’enregistrement des transactions ; la neutralisation des effets de l’annulation des documents d’urbanisme sur les permis délivrés ; l’extension du champ des restrictions de l’intérêt pour agir ; l’extension des possibilités d’annulation partielles et de régularisation des permis contestés ; l’obligation d’agir au sein de la même instance contre les autorisations modificatives ou de régularisation des permis.
A ces mesures, s’ajouteront encore, par décret, la "cristallisation" des moyens soulevés lors de l’instance (limitant le temps imparti pour rassembler les arguments au soutien d’un recours) et l’interdiction du dépôt d’un référé suspension après celle-ci...
L’adoption d’un tel dispositif méconnaîtrait l’importance des recours dans l’équilibre de la forme urbaine et la préservation du patrimoine. Notons qu’un décret se propose, parallèlement, d’étendre ces mesures aux contestations des projets éoliens, installations industrielles particulièrement nuisibles aux paysages (voir ici).
L’obligation de réduire de 60 %, à l’horizon 2050, la consommation d’énergie des bâtiments à usage tertiaire par rapport à celle de 2010 (article 55) risque de conduire à la dénaturation du bâti ancien concerné (isolation par l’extérieur, destruction des décors intérieurs et du second œuvre) et constitue, là encore, un précédent préoccupant pour les autres catégories d’immeubles.
Les mesures en faveur des constructions préfabriquées (article 19) et la suppression des concours d’architecture pour le logement social (article 28) achèveraient d’enlaidir nos villes et nos paysages.
Le projet, déjà très préoccupant, fut immédiatement complété par un amendement issu du groupe La République en Marche attaquant la loi Littoral (voir ici). L’idée est ici de densifier les hameaux des communes littorales, ce qu’interdit en principe la loi de 1986 appuyée par une jurisprudence constante du Conseil d’Etat (voir ici). Les hameaux, définis par leur urbanisation diffuse c’est-à-dire par un nombre et une densité peu importants de constructions, verraient ainsi leurs terrains non construits - ou « dents creuses » - devenir constructibles sous réserve d’être identifiés par le SCoT et le PLU… Cela favoriserait la transformation progressive des hameaux peu construits et non extensibles au delà du périmètre bâti existant en des "villages" d’urbanisation plus dense et extensibles « en continuité », donc en périphérie de l’urbanisation existante, comme le permet la loi Littoral (voir ici). Le texte permettait ainsi, à terme, la multiplication du nombre de villages et, par voie de conséquence, du nombre de secteurs constructibles. Une telle évolution serait en totale contradiction avec l’esprit du législateur de 1986, lequel avait entendu recentrer l’urbanisation des communes littorales autour des pôles d’urbanisation les plus importants afin d’éviter le mitage du territoire. A cela s’ajouteraient d’autres dérogations pour les bâtiments agricoles, les centrales thermiques solaires ou photovoltaïques au sol. Bref, la boite de Pandore serait ouverte pour le littoral…
Acte 2 : élargir la brèche
L’article 7 d’une proposition de loi portant Pacte national de revitalisation des centres-villes et centres-bourgs (voir ici), déposée au Sénat le 20 avril 2018, soit 16 jours après le projet de loi ELAN, pourrait élargir le champ des exceptions au contrôle de l’ABF et toucher des immeubles parfaitement sains et habitables. Elle se propose en effet « d’éviter un blocage de projets locaux essentiels à survie du centre-ville pour des raisons liées au patrimoine » (exposé des motifs).
Des périmètres « d’opérations de sauvegarde économique et de redynamisation » (périmètres « OSER ») pourraient ainsi être délimités dans les abords des monuments historiques ou dans les sites patrimoniaux remarquables (ex Secteurs sauvegardés et ZPPAUP-AVAP) à condition de ne pas dépasser 4% de la surface urbanisée de la commune. Ils devront également nécessairement comporter « un ou plusieurs monuments remarquables ouverts au public illustrant une centralité par leur fonction administrative, économique ou culturelle » et « une forte densité d’un habitat ancien antérieur au vingtième siècle » (article 1) ! En effet, selon l’exposé des motifs, « les élus n’ont plus les moyens de mener des projets de rénovation compte tenu de leur coût ».
Dans ces périmètres, l’ABF ne pourrait donner qu’un avis simple (non contraignant) ou émettre des « prescriptions et recommandations » conformes à « la situation économique et financière des collectivités » et à leurs « besoins en matière de construction » (exprimées dans une « directive » à la main du ministère de la Cohésion des territoires), prescriptions qui viendraient se substituer aux documents d’urbanisme protecteurs du patrimoine (article 7). Bref, l’ABF aurait le choix de se soumettre ou de se démettre !
Les sénateurs, élus par les collectivités locales, sont naturellement hostiles aux ABF qui contrôlent leurs compétences en matière d’urbanisme (décentralisées depuis 1983). Utilisant cette hostilité traditionnelle, le ministre de la Cohésion des territoires projetterait d’intégrer les périmètres « OSER » aux dérogation déjà prévues par sa loi ELAN. Ces textes susciteront en outre inévitablement des amendements dangereux pour le patrimoine...
D’une grande brutalité, le projet et la proposition de loi se caractérisent en définitive par une approche purement quantitative et fonctionnaliste du bâti, sans souci de sa beauté ou de sa bonne intégration urbaine et paysagère, soit un retour aux errements des années 60 et 70 dont les cicatrices sont pourtant toujours sensibles dans nos villes.
Dans ce contexte, le silence de la ministre de la Culture n’est pas le moindre des paradoxes.
Julien Lacaze, vice-président de Sites & Monuments
Consulter nos propositions d’amendements
Lire le communiqué des 15 associations
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Lire l’article de La Tribune de l’Art