Les cicatrices de la démolition en 2020 d’une partie essentielle de la cité ouvrière édifiée en 1929 par l’architecte Roger Poyé ne sont toujours pas refermées. Cette démolition d’un ensemble remarquable signalé sur tous les documents municipaux, y compris pour dans le dossier d’obtention du label Ville d’art et d’histoire et défendu par de nombreuses associations patrimoniales avait été approuvée par l’architecte des bâtiments de France, responsable de l’UDAP du Pas-de-Calais.
En juillet 2020, la même autorité patrimoniale ne s’était-elle pas engagée à une restitution à l’identique pour effacer cette faute administrative ?
Le même jour, l’architecte représentant le maître d’œuvre, Terre d’Opale Habitat n’avait-il pas lui-même entrepris une campagne de relevés graphiques, pour en faciliter la reconstruction ? A ce jour, aucun signe de renaissance ne semble à l’ordre du jour, bien au contraire semble-t-il.
Cette lente agonie des plus beaux fleurons de la mémoire industrielle s’effectue au milieu d’une friche en état de quasi abandon qui touche l’ensemble du bassin de vie ouvrier calaisien : usines et ateliers, maisons des employés et ouvriers comme maisons de maîtres patronales. Comment accorder un quelconque crédit aux promesses de sauvegarde d’un immeuble patronal comme le 19 rue des Soupirants, lui aussi étiqueté parmi les édifices remarquables de l’AVAP ?
Mais laissons au nouvel Architecte des Bâtiments de France sa chance pour redresser et accompagner la réputation du service départemental de l’architecture et du patrimoine.
Les études et l’enquête d’utilité publique sur le Site Patrimoine Remarquable proposent-elle un meilleur avenir à ce patrimoine industriel et si oui, à quel horizon électoral ?
Les études programmées par les instances municipales et la DRAC sur ce patrimoine industriel depuis plusieurs années ne sont toujours pas engagées. Aucun dossier de protection au titre de la loi sur les Monuments Historiques ne semble sur le point d’aboutir pour combler le vide abyssal de cet aspect essentiel du patrimoine calaisien.
Confrontés à l’urgence et aux futurs permis de démolir, que répondre face à ces nombreux bâtiments industriels sans aucun entretien, fermés et rasés et à ses maisons vides, abandonnées et murées pour éviter les squats des sans-logis ?
Le processus s’est accéléré ces dernières années dans le cadre de la chasse aux migrants. La conversion courageuse de l’usine Boulart en Cité internationale de la dentelle et de la mode ou la transformation innovante de l’usine Gaillard pour un collège et le siège du conseil général sont déjà des réponses pour endiguer l’effacement des mémoires et des lieux de vie et de production qui ont marqué durablement l’urbanisme et l’architecture et sont indissociables de l’histoire de la ville. Les nouvelles règles de la construction, dans un contexte de développement durable devraient faciliter cette tendance à la réhabilitation plutôt qu’à la démolition/reconstruction mais les nouvelles réglementations ministérielles ne sont guère en faveur de la réhabilitation du patrimoine du XXe siècle.
La question cruciale n’est pas tant de préparer des lieux d’itinéraires et de découvertes mais, en urgence de repérer, d’inventorier, de documenter, de cartographier, mais aussi de sauvegarder, de protéger, de réhabiliter, et de restaurer les éléments essentiels à la compréhension pédagogique de cette ville textile et à l’appropriation de cette mémoire par les habitants.
Outre les enquêtes indispensables à poursuivre sur le patrimoine immatériel de la mémoire ouvrière, il faut également continuer à comprendre et documenter le processus de production mécanique et industriel pour mieux inventorier les éléments du patrimoine matériel, lieux de production et de commerce, et lieux de vie des ouvriers, des employés et des patrons de ces établissements ?
Comment s’est effectué le passage d’un faubourg rural de jardiniers de la basse ville de Calais au début du XIXe siècle, à la ville industrielle du « Nottingham français » à partir de la fin des années 1880, urbanisée selon les logiques industrielles de l’Europe occidentale, avec lotissements et cités ouvrières établis selon des plans modèles à Saint-Pierre-les-Calais ?
Avant la Première guerre mondiale, Calais comptait plus de 3000 métiers répartis entre 600 fabricants. Où se répartissent précisément les traces de cette activité et selon quelle hiérarchie des lieux de production et de leurs annexes. Les propriétaires des métiers, les fabricants étaient-ils toujours propriétaires des usines ?
Quelles sont les caractéristiques morpho-typologiques de ces installations, avec leurs tourelles d’escaliers et leurs coursives ? Les tendances de leurs évolutions de 1816 à 1860, de 1906 à 1958 et de 1958 jusqu’aujourd’hui, avec l’introduction du métier Jacquard, de la machine à vapeur et des machines Leavers, d’origine anglaise et l’apport contraignant des différentes réglementations ?
A la pleine période de l’âge d’or du tulle et de la dentelle, Calais abritait près de 30 000 ouvriers. Quelles étaient leurs conditions de vie, les maisons les plus anciennes encore reconnaissables, leurs caractéristiques et leur typologie évolutive selon les règlements des Habitations à Bon Marché et le concept des Cités-Jardins régionalistes pour les maisons d’ouvriers, et les écritures architecturales et les distributions particulières pour les maisons de maîtres de la Belle Epoque ?
"Les collectivités territoriales, l’Etat, les institutions concernées et les associations doivent rapidement se retrouver autour de la table pour élaborer une stratégie d’urgence, face à cette disparition programmée et rapide de la mémoire industrielle de Calais et dans un contexte de crises socio-économique et sanitaire exceptionnelles. L’attribution récente du label « Ville et Pays d’art et d’histoire » à la ville de Calais entraîne quelques obligations …"
Bernard Toulier, conservateur général du patrimoine (h), administrateur de Sites & Monuments
Voir nos articles du 30 août 2020 et du 22 juin 2020